Vers le déclin du jour, la neige avait cessé de tomber, après une saute de bise et quelques rafales plus cinglantes que des houssines de pistoliers.
La nuit était venue, transparente, baignée de blême azur par la lune qui éclairait les sommets de Vabre et de Baffignac, casqués d’hermine, les roches de la gorge de Luzières, penchées sur l’Agout, fourrées de glaçons et comme rembourrées de panserons à la poulaine dont les chamarrait le verglas cristallisé de l’hiver.
Au moment où, sur la porte de l’auberge ouverte à grand fracas de ferraille, se montrait l’hôtesse soucieuse, une exclamation de saisissement lui échappa : un cavalier débouchait précisément du chemin tournant, ouaté d’une neige immaculée, et son grand destrier, soufflant de terreur, s’arrêtait net devant le seuil de la maison rustique.
La paysanne héla le valet d’écurie, tandis que le voyageur, ayant mis pied à terre, commandait, revêche : « Ohé ! la Joue-en-Fleur ! tavernière ma mie, du vin, du feu !… et toi, mauvais garçon, un solide coup de bouchon à mon cheval et vois s’il n’est pas blessé sur la croupe !
– Jésus, Maria ! s’écria Thiébaude, comme vous êtes fait, seigneur capitaine ! La boue et le sang ont souillé votre corselet, perdu la couleur de ce mancheron et jusqu’à votre nœud d’épée, brodé d’or fin.
– Astaroth étouffe les bêtes carnassières ! vociféra Amalric. Elles m’auront gâté mon meilleur pourpoint. Ah ! je vais faire galante figure, à la messe de minuit du sire de Ferrières ! J’aurai l’air plus horrifique et mal en point que l’équarrisseur de Vabre, terreur de tous les gorets à tuer, de Boissezon à Espérausses ! »
Furieux et consterné tout à la fois, le reître déposa sur la table sa lourde arquebuse et s’assit devant un feu énorme, un vrai feu de Noël ; une demi-douzaine de buveurs, attablés au fond de la salle, y recommencèrent aussitôt leurs jeux interrompus, avec des chuchotements intimidés, trop discrets pour être importuns au nouveau venu.
Le vin, cependant, fumait dans la terrine devant laquelle Amalric, la cape de velours brun tout endiamantée de neige fondue, contait sa mésaventure à l’hôtesse, empressée à le servir avec une craintive déférence :
« Une nuit fort claire, c’est vrai, grâce à dame la lune ! Mais quelle route, ventre-de-lézard !… Des fondrières, des torrents, des précipices, des avalanches glacées sous les rochers et les arbres, et, dans les fossés, tous les loups des Cévennes, plus enragés et plus tenaces que des Calvinistes ! À la sortie de Vabre, ils se contentaient de me suivre, épiant les faux pas de mon cheval. Vers Thérondel, à cinq cents pas d’ici, je ralentis prudemment l’allure, dans les lacets rapides où il eût été mortel de galoper faux : voilà qu’une louve affamée saute sur la croupe d’Argant et pas moyen de lui faire lâcher prise ! J’ai été contraint de la crever à coups de dague. Mais que de tourteaux de gueules sur mon pourpoint ! On me prendra, de loin, pour le blason de Guillaume de Montpellier ! »
Au récit du capitaine, quelques buveurs, abandonnant leur partie qui languissait, faute de jurons bruyants et de rires sonores, s’étaient rapprochés des bourrées crépitantes du foyer.
Un d’entre eux osa même élever la voix et interroger le reître farouche :
« Monseigneur, il sera donc imprudent de rentrer à l’Albignier, cette nuit ?
– Avec une rosse ou à pied, tu seras dévoré, maraud, bien avant d’arriver là. Demeure ici, si tu tiens à ta peau de rustre ; la Joue-en-Fleur te dira la messe de minuit et ton courtaud de ferme la carillonnera chez toi en ta place !
– Votre Seigneurie n’ordonnera-t-elle pas bientôt une battue à tous ces carnassiers affamés ?
– La prochaine sera cornée la veille de l’Épiphanie ; les louvetiers de Lauirec, de Dourgne et de Mas-Amet y viendront avec leurs molosses de combat.
– Mais si Monseigneur daignait se mettre, dès demain, à la tête de nos rabatteurs…
– La paix, maroufle ! Ferme l’huis de ton gésier ! Quand je suis en état de grâce, – et je dois communier tantôt avec Madame Athénaïs de Montredon, – je ne tutoie que les femmes et le seigneur Dieu !… Mais vois donc, la Joue-en-Fleur, s’écria Amalric avec un mépris insultant, ces mines de terriens léporides ! Y en a-t-il seulement un capable d’aller d’ici au Gibet-Rouge sans trépasser de peur le long du chemin qui monte à Baffignac ? »
Un frisson de terreur passa dans l’assistance ; les têtes se baissèrent ; personne ne répondit.
« Allons ! les lapins de garenne, brailla le soudard, ma bourse et mon estime à qui aura ce courage ! Sa veuve, s’il en meurt, sera de nos amies !
– Le Gibet-Rouge ? murmura l’hôtesse en se signant, mais il est…
– Habité ! je le sais bien, vertubleu ! Voilà huit jours à peine que nous y avons branché la sorcière de la Balme, cette vieille ensabbattée qui jetait des sorts à toute la sénéchaussée, métamorphosant en boucs les bouviers du Sidobre ainsi que les veneurs et coquebins de nuit à la recherche d’un affût écarté ou d’une pastoure bréhaigne.
– L’Armassière ? dit la Joue-en-Fleur, se croisant encore du geste, les regards fixés vers la porte de l’écurie qui venait de s’ouvrir et de se refermer sans bruit derrière l’officier du roi, tout guilleret.
– Précisément ! Par cette saison, elle s’y conserve fraîche, ricana Amalric, et sert, au bord du sentier de Ferrières, d’épouvantail pour les terriennes et les étalons : hier, Argant a manqué, d’un écart, de me faire dévaler dans l’Agout, sous le nez crochu de la vieille.
– Seigneur capitaine, jeta une voix frémissante, moi, j’irai au Gibet-Rouge ! »
*
Le reître sursauta et se détourna vers le nouveau venu : un adolescent, presque un enfant, loqueteux, hirsute, avec, dans une pâleur de teint étrangement ambrée par la fièvre, deux grands yeux profonds, remplis de folie et de hardiesse.
« Voilà un louveteau de sinistre allure, la petite mère ! Est-ce un client habituel à l’auberge de Luzières ?
– Non, certes.
– Qui est son maître ?
– Je l’ignore.
– Personne ne le connaît-il donc, ici ?
– Nous l’avons accueilli, ce soir, pour la première fois, balbutia Thiébaude, sous l’impérieux regard de l’adolescent. Oncques ne le vis avant ce jour.
– Viens çà, drôle effronté ! D’où sors-tu ?
– De la forêt de la Montagnole.
– Mais auparavant ?
– Des cavernes d’Anglès.
– Ta souquenille dénonce, en effet, tes escapades au coupe-gueule de la Belle-Étoile. Où as-tu conquis cette mine patibulaire, bandit ? Ne braconnerais-tu point un peu sur nos propres terres ?
– Je n’ai pas d’autre métier, capitaine. »
Cette réponse inouïe et tranquille révélait une intrépidité ingénue jusqu’à l’héroïsme ; une stupeur subite fit peser son lourd silence sur l’auditoire ; Amalric lui-même fut désarçonné par tant d’audace.
« Ventre-Mahon ! gronda-t-il, moitié riant, moitié fâché, tu me vas, mignon de l’Enfer ! Mon page de guerre s’est laissé potencer à La Salvetat. Veux-tu que je t’octroie sa charge ?… Mais, imposteur, iras-tu bien au Gibet-Rouge ?
– J’irai au Gibet-Rouge.
– Seul ?
– Seul.
– Comment le savoir ?
– Je vous y attendrai, puisque vous passerez par là tout à l’heure.
– Les loups n’y auront plus laissé que ta carcasse !
– Vous me prêterez votre arquebuse : dans un critique moment, son fracas les mettra en fuite.
– Tu sais donc te servir de ces joujoux-là ? Épaule celui-ci, nourrisson d’Éole ! »
Le vagabond eut un sourire de confiant orgueil ; avec la dextérité d’un arquebusier émérite, il saisit et mania le lourd mousquet du capitaine, le désarma sagement de son silex avant d’en actionner le rouet cannelé et, s’autorisant du silence de l’officier stupéfait, déchargea pour la recharger aussitôt l’arme massive du soudard ; la cartouchière, la poche à balles, la poire à poudre et le pulvérin étaient, aux mains du vagabond, des accessoires si manifestement familiers, qu’Amalric, admirant réellement la façon redoutable et sûre avec laquelle il venait de mettre l’arquebuse en état de faire feu, ne se défendit plus d’une satisfaction enthousiaste.
« Si tu tires, s’exclama-t-il, le mousquet comme tu le charges, couleuvrinier de la Faim-camuse, il ne fait pas bon servir de mire à ton basilic et tu dois, à quarante pas, vider avec la même prestesse une noix de sa pulpe et une bourguignotte de sa cervelle !
– Très aisément, Monseigneur.
– Tu saurais, je le gage, du premier coup jeter bas les proies les plus alertes et les arquebusiers les mieux défilés.
– Deux douzains de vos chevreuils, que j’ai tués ainsi, en pourraient témoigner, capitaine ! » affirma le jeune malandrin, étrangement résolu à cette provocation aussi impudente qu’inattendue.
Ce fut un coup de théâtre : les buveurs échangèrent des regards de consternation et de terreur, tant la fureur bouleversait le visage du seigneur de Vabre.
« Serpent maudit ! s’écria-t-il, tu iras rejoindre la vieille, à son perchoir du Gibet-Rouge, avec une cravate de chanvre de la même façon ! »
Il s’était dressé, formidable, devant le vagabond chétif, qui ne fit ni un pas ni un geste pour éviter le poing levé du soudard. Étonné, celui-ci s’arrêta : sa pensée en désarroi s’évertuait à deviner l’âme et les mobiles de l’adolescent, évidemment déterminé à lui tenir tête.
« Pourquoi m’avouer cela, maraud ? demanda-t-il, déjà plus séduit qu’offensé d’une telle bravoure. J’aime les cœurs vaillants, tête-bleu ! et tu m’agrées comme un os médullaire à Cerberus Tricéphale. Voici le mousquet ; attends-moi là-bas. Si les loups te serrent de trop près, grimpe sur la traverse du pendoir ; la vieille t’y tiendra compagnie. Je te préviens qu’elle n’est point bavarde ; si elle te gêne, toutefois, envoie-la dans l’Agout d’un coup de talon ! »
Le vagabond devint livide ; ses lèvres tremblèrent, son œil étincela. Il saisit l’arme que l’officier lui tendait avec une rare confiance ; puis, sans un adieu, il disparut dans la nuit claire et glacée.
« Par Hercule ! fit Amalric au bout d’un instant de méditation, voilà un homme ! Dites donc, vous autres, les lièvres ! – un enfant vous fait la leçon !… Vous étouffe la honte, pendards ! Voilà qui s’appelle avoir du cœur au ventre et du sang dans les veines ! »
Les paysans se regardaient sans répondre ; l’un d’eux, néanmoins, hasarda une réplique alarmante à l’aventureux cavalier :
« Certes ! seigneur capitaine ! Mais voilà aussi une arquebuse espagnole que vous risquez de ne revoir plus à votre râtelier d’armes !
– Comment !… cet avorton ?…
– Graine précoce de routier et de malandrin, sans doute !
– Hein ?… tu crois, vieux truand, que ce serait…
– Un ingénieux moyen de remonter son artillerie. Au surplus, Monseigneur, osa goguenarder le rustre en voyant le soldat consterné, le mousquet est en bonnes mains et vos sangliers le pourraient apprendre à vos dépens, une douzaine de fois avant même l’Épiphanie. »
Amalric, interloqué, convaincu soudain de sa naïveté crédule par l’apparente évidence de cette hypothèse, jura tout d’abord comme un païen. Mais où courir, désormais, pour rejoindre le braconnier ?
Il avala son vin chaud avec l’humeur d’un dogue molesté et nul n’osa risquer d’exaspérer sa fureur jusqu’au moment où, réchauffé, bien enveloppé dans sa cape de rouille sombre, il sauta en selle et quitta l’auberge.
Les buveurs, rassérénés par son départ, se remirent à chanter, à jouer et à boire, tandis que Thiébaude, anxieuse, tendait l’oreille aux bruits lointains comme lorsqu’on attend un événement.
*
Amalric chevauchait au grand trot sur la neige déjà durcie par la bise. La lune resplendissait dans un ciel funèbre. De ses gorges escarpées, l’Agout laissait monter le mugissement des rapides et la clameur des écumes violemment déferlées contre les schistes chaotiques, affilés par le courant, et les grès arrondis, émoussés par les glaces.
Lamentables, continus, des hurlements de loups, répercutés par les échos de la montagne, flottaient comme une plainte immense sur les campagnes ensevelies.
Argant, trop récemment assailli par la louve de Thérondel pour n’en point ressentir encore la morsure cuisante, s’épouvantait de tous les buissons isolés ; le fier animal, maîtrisé par une main de fer, se cabrait à chaque détour sombre, puis s’emportait, ventre à terre, sur les déclivités dangereuses qui côtoyaient le précipice en rumeur. Amalric, désarmé maintenant, sondait les dépressions et les ornières, scrutant d’un anxieux regard les fourrés de houx parmi lesquels serpentait la route, hardiment suspendue à flanc de montagne.
Il avait, d’abord, pour se rassurer sans en vouloir convenir avec lui-même, sifflé la marche des anciens stradiots vénitiens, non sans un luxe de fausses notes déterminé à lui tenir compagnie. Mais son cheval, de plus en plus inquiet, s’en trouvait éperonné au point qu’il eût infailliblement rompu le cou à son ménétrier si celui-ci se fût obstiné à moduler sa chanson hongresque du siècle passé.
Le capitaine avait alors, pour alimenter l’impatience qui le dévorait, évoqué les images gaillardes de ses deux commères : celle, blonde et toute flamande, d’Athénaïs de Montredon et celle, très morisque et brune, de Bertrade de Calvayrac-Fumade, vicomtesse de Navez et de Lagardiolle.
Entre ces chasseresses intrépides, il devait communier et souper, cette nuit, à la table opulente d’Azaïs de Ferrières, le plus haut baron de la contrée ; avec une soldatesque lourdeur, il se citait les galants propos dont il se proposait d’égayer ces dames, les ayant d’ailleurs appris du sénéchal de Castres, vieux roquentin sans cesse à l’affût d’une rime madrigalisante et qui faisait, avec les caduques lauréates des Jeux-Floraux de Toulouse et les vicaires de l’évêque, assaut de bel esprit et état de poète infiniment mieux fourni de platitudes que d’idées ou de plagiats bouffons que d’invention lyrique.
Mais, en dépit de son application écolière, Amalric retenait mal la vision souhaitée des deux profils jolis et dissemblables : parmi les manchettes zinzolines et les étoffes nacarades, les vertugades et les collerettes précieusement amignottées, surgissaient des serpes acérées et des gueules béantes d’espingoles.
Le paysage était désert, périlleuse la route, et tous les méfaits d’Amalric, – pendaisons sans jugements, rapines sans frein, violences sans excuses, – lui revenaient comme autant de menaces et de remords.
Sa justice expéditive, libérée de tout contrôle par l’isolement du pays et les troubles continuels de l’époque, avait hérissé les carrefours de potences scélérates et mué en calvaires patibulaires tous les pitons rocheux des alentours ; il n’était point de chemin, à dix lieues à la ronde, qui n’eût son arbre à brancher les terriens ou son pilori à rouer les corvéables récalcitrants.
Récemment, la sorcière de la Balme lui avait prédit qu’il étrennerait en personne le dernier gibet qu’il venait de dresser, sur le chemin de Ferrières, dans la maîtresse fourche d’un vieux châtaignier foudroyé ; Amalric, pour faire mentir la prophétesse, l’avait incontinent pendue à l’arbre infâme, sans redouter les représailles de ceux de Cazalit, apparentés à cette radoteuse surannée.
Non, certes ! il ne périrait point pendu, le soldat dont le regard seul terrorisait les montagnards ! Qui lui pouvait, pourtant, affirmer que, par quelque belle nuit d’hiver, au cours d’une de ses expéditions fréquentes, amoureuses quelquefois, souvent guerrières, toujours brutales, une embuscade de faucheurs exaspérés ou de bûcherons vengeurs ne le laisserait point étendu, sans vie, sur le chemin ?
Or, voici que cette nuit était sinistre et qu’un braconnier, – un enfant ! – venait de le désarmer sans qu’il y eût autrement réfléchi.
Un grand frisson d’angoisse le fit tressaillir. Mais, comme il abordait un nouveau lacet du sentier, il eut une exclamation devant le fameux Gibet-Rouge : une fuite de fauves parmi les taillis voisins dénonçait la déroute des loups qui l’assiégeaient auparavant, guettant le vagabond de Luzières, réfugié sur l’arbre de géhenne, avec, entre les mains, le miroitement de la lune dans le cuivre épais de l’arquebuse. À l’extrémité de la travée teinte de sang, une chaîne de fer soutenait, au-dessus de l’abîme, le cadavre de la vieille.
L’âme d’Amalric ne fut point impressionnée par cette scène lugubre ; il n’avait plus eu, un seul instant, la pensée que le pari accepté à l’auberge pût être loyalement tenu : la surprise qu’il en éprouvait lui était donc une joie neuve, en même temps qu’un soulagement de n’être point seul parmi ces solitudes glacées.
« Te voilà donc ! cria-t-il, crapaud de nuit ! Cette brute luzérienne t’avait pris pour un larron ; tu le pourras giboyer pour t’exercer au tir à la grosse bête… C’est dit : tu deviens mon page de bataille et le premier arquebusier de ma compagnie. – Mon mousquet t’a-t-il servi contre les loups ?
– Pas encore, Monseigneur ! dit l’adolescent qui tremblait, – de froid sans doute.
– N’aurais-tu point rencontré ces routiers aux yeux de fournaises fumeuses ?
– Les sentiers en étaient infestés.
– C’est donc, je présume, que tu leur as paru plus famélique qu’eux-mêmes et déterminé à les mordre avec des crocs mieux affilés !
– Je m’en flatte.
– Et ils ne t’ont pas dévoré un tantinet ?
– Pas le moins du monde, capitaine ; les fauves m’ont suivi sans oser m’assaillir : je marchais résolument, chantant à tue-tête et battant la mesure sur l’arquebuse sonore à coups de « cliquettes » d’ardoise.
– Excellent moyen, en effet, pour mettre en déroute ces estafiers à quatre pattes ; une arquebusade eût, néanmoins, fait plus d’effet.
– Je la réservais pour un meilleur exploit.
– Comment ?
– Vous verrez, Monseigneur !
– Cependant, mulet têtu de l’Espinousse, les mâles bêtes te bloquaient âprement, au pied de ton pittoresque perchoir ; tu eusses pu te réchauffer à les roussir de salpêtre et à les asperger de plomb catholique. »
L’enfant, descendu de l’arbre funèbre, venait vers le capitaine à pas lents.
« Je ne pouvais, expliqua-t-il, tirer le loup que j’avais choisi.
– Lequel ? interrogea Amalric, dont les regards discernaient, à travers les taillis givrés de neige, les lampyres doubles des yeux de carnassiers revenus cauteleusement sur leurs traces, depuis un instant.
– Un très grand fauve, que je ne veux pas manquer, » chantonna l’étrange loqueteux.
Une rafale de bise cingla si rudement le visage du capitaine qu’il jeta un juron et voulut se hâter de piquer des deux vers Brassac.
« Tu vas, enjoignit-il au braconnier, monter en croupe, derrière moi. Je t’emmène à Ferrières, puisque te voilà désormais à mon service et que les loups, si je t’abandonnais ici cette nuit, ne m’y auraient plus laissé demain que l’ossature de mon mousquetaire. Si le vieux mâle que tu guettes s’aventure à ta portée, je t’autorise à le dépêcher d’un coup d’arquebuse.
– Qu’il meure donc ! » cria le page d’Amalric en le visant presque à bout portant.
La détente eut un déclic sec, le rouet tourna, une détonation brisa le silence de la nuit.
Le reître, frappé en plein cœur, vida les étriers et s’abattit lourdement sur la neige.
*
Le meurtrier avait dû prévoir avec soin toutes les phases de son crime, car nulle indécision ne vint retarder l’exécution de ses plans et de sa vengeance.
Il saisit la bride du cheval, moins effrayé par le fracas de l’arquebuse que par la panique bruyante des loups à travers les fourrés voisins, et l’attacha à une forte racine d’yeuse. Puis, dans une anfractuosité du granit, il vint quérir l’échelle du prévôt de torture et la dressa contre la potence avec une vigueur que doublaient son émoi, l’heure tragique, peut-être même l’âme errante qui avait exigé de lui ce crime audacieux et revêtu sa personnalité chétive d’une justicière grandeur. Juché sur la potence, cramponné à la traverse grossièrement équarrie pour ne point céder à l’attirance du gouffre ouvert sous ses regards, il déroula une corde, dissimulée autour de sa ceinture et se pencha vers le cadavre balancé dans la bise, afin de le lier et de l’attirer à lui.
« Ton petit-fils, murmurait-il, – et l’horreur qui hérissait ses cheveux semblait anéantir à la fois ses forces et sa fièvre, ton petit-fils vient de te venger, mère, et tu seras bientôt ensevelie en terre bénite. Je sais que ton esprit est avec moi et j’avais, ce soir, annoncé à Thiébaude que tu serais satisfaite avant le jour naissant. »
Le corps de la mendiante, depuis trop longtemps en proie à la froidure et aux corbeaux, ne résista pas à l’effort qu’il fit pour le soulever.
Les vertèbres se disloquèrent et les restes de l’aïeule, rebondissant de roc en roc, froissèrent des arbustes qui craquèrent et s’engloutirent enfin dans un des gouffres tumultueux de l’Agout.
Au même instant, un clocher s’éveilla, à moins d’une demi-lieue ; son carillon alerte passa dans la nuit calme comme une prière qui battrait des ailes.
Lointaines, d’autres voix de bronze lui répondirent, sonnailles mystiques de paroisses perdues au fond des chênaies et des combes, rumeurs expirées de bourgades chrétiennes qu’éveillaient les bergers symboliques d’un Orient où surgissait l’étoile, déjà seize fois séculaire, de cette Nativité décevante et douce, promise aux humbles comme un espoir toujours prochain, aux barbares cruels comme le châtiment de leurs iniquités.
Le douloureux vagabond esquissa sur le gouffre le signe auguste de la rédemption ; penché ensuite vers le soldat déjà raidi par l’hiver et par le trépas, il le considéra sans trouble, avec une haine indicible.
Des hurlements plus proches l’avertirent de se hâter, s’il voulait prévenir l’attaque des loups dispersés par le bruit du coup d’arquebuse.
Il traîna le corps d’Amalric sous le gibet et, lui ayant fait un étroit collier du nœud coulant qu’il avait déjà préparé, hissa, en un suprême effort, le capitaine défunt à la place qu’avait occupée avant lui la sorcière de la Balme.
Le cadavre oscilla, dansant sous la lune une sarabande macabre ; la traverse gémit : une bande de loups, aboyant à la mort avec les rauquements de la faim, se ruèrent sur le chemin où l’âcre odeur du sang répandu les attirait irrésistiblement.
Argant, fou de terreur, se débattait déjà au milieu des plus hardis, s’épuisant en vaines ruades contre ses agiles agresseurs ; l’un d’eux avait même sauté sur la selle du destrier et cherchait à saisir son encolure nerveuse entre ses crocs redoutables, lorsque l’adolescent, maniant l’arquebuse vide comme une masse d’armes, lui fracassa les reins d’un coup de crosse, puis, enfourchant la monture du capitaine, abandonna à l’instinct de l’étalon frémissant le soin d’assurer sa vie et son salut.
Et le cheval partit au galop vers Luzières, entraînant les loups hurlants à sa suite dans une course d’avalanche, tandis que le cadavre du soudard tournoyait sous la lune blafarde et que, vers Brassac, les cloches argentines de Ferrières égrenaient dans le val sonore leur joyeux minuit de Noël.
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(P.-B. Gheusi, illustré par Charles Henri Willems, in Figaro illustré, quinzième année, deuxième série, n° 82, janvier 1897)