Le cours du professeur Ambroise Peupiot n’attirait au Collège de France qu’une assistance restreinte et sans éclat lorsque ce philosophe, qui était aussi physicien, entreprit une série de leçons sur le sujet de l’espace et de ses dimensions. La première de ces leçons fit tant de bruit que le savant, montant en chaire pour commencer la seconde, se trouva devant un amphithéâtre bondé.
Un tel afflux n’était pas éphémère. Il se reproduisit de séance en séance. L’administration dut affecter au cours d’Ambroise Peupiot une salle de capacité triple, qui se trouva bientôt insuffisante.
Il y avait de quoi exciter jusqu’au paroxysme l’intérêt du monde cultivé et même de l’autre. Car non seulement Ambroise disait des choses remarquablement originales sur la quatrième dimension de l’espace, mais encore, reprenant pour le compte de la science un thème qui, auparavant, n’avait jamais fait l’objet que de brillantes fantaisies dues à l’imagination de romanciers pseudo-scientifiques, n’allait-il pas jusqu’à prétendre que l’homme ne devait pas renoncer à prendre connaissance de la quatrième dimension par ses propres sens et non plus par le seul jeu du raisonnement ! Cela revenait à affirmer la possibilité, pour une créature humaine, de déborder de l’espace à trois dimensions (hauteur, largeur, profondeur) où nous avons l’impression de vivre notre petite et courte vie, et d’apercevoir plus ou moins cette quatrième dimension mystérieuse qui n’avait été, jusqu’alors, que pressentie.
M. le professeur Ambroise Peupiot était un homme entre deux âges, de taille au-dessous de la moyenne, et qui ressemblait indiscutablement à Socrate, si toutefois l’on peut se fier à l’exactitude des effigies qui nous sont parvenues du célèbre philosophe. On lui voyait, du maître de Platon, le nez débonnaire, l’œil sagace, le cheveu découvrant le siège de la pensée, et pour finir, la bonne barbe avec la moustache roulée autour de la bouche, afin que la parole sortit de là bien librement.
Or, ce qui passionnait peut-être au plus haut degré tous ces gens qui avaient la chance de voir, et d’entendre M. Ambroise Peupiot, – sans compter les multitudes qui l’écoutaient à la T. S. F., – c’était, croyons-nous, ce qu’il ne disait pas, mais ce qu’on pressentait, ce qui, malgré lui assurément, était suggéré par on ne savait quoi de vibrant dans la voix, de flambant dans les yeux… Et ce qu’il ne disait pas, semblait-il, c’est qu’il travaillait de tout son cœur à pénétrer, pour ainsi parler, oui, à pénétrer lui-même, de sa personne physique, dans la quatrième dimension.
Un reporter devança les autres et l’interviewa résolument là-dessus : « Le maître n’avait-il pas l’intention de mettre en pratique ?… »
Le professeur n’en disconvint pas, sans toutefois se livrer totalement. Il avait reçu le journaliste dans une sorte de cabinet de travail qui avait bien quelque chose d’un laboratoire. Là, s’amoncelait un admirable capharnaüm, sur lequel le visiteur promenait des regards curieux et interrogateurs. Mais Ambroise Peupiot, souriant, lui confia :
« Ne cherchez pas de machine à explorer la quatrième dimension. Il suffirait, je pense, d’une drogue et surtout d’un grand effort de volonté pour, durant quelques minutes… »
L’autre n’en sut pas davantage, non par le fait qu’Ambroise Peupiot manifestât le désir de rompre l’entretien, mais en raison de l’apparition subite et orageuse de Mme Peupiot. Cette dame, fort belle en vérité, – et jeune, ma foi ! – était animée d’un courroux qui retombait sur son mari en invectives généreuses. Le journaliste, malgré la puissance d’indiscrétion dont il se faisait un devoir professionnel, voulut épargner au savant la gêne de sa présence et se retira en murmurant : « Xanthippe ! »
Ainsi se nommait, comme chacun le sait, l’acariâtre épouse de Socrate.
Le lendemain, l’article parut. Il était sensationnel. On y lisait que le professeur Ambroise Peupiot se préparait à voyager, quelques instants, au pays énigmatique de la quatrième dimension, par la vertu d’une drogue, et surtout de sa volonté.
Il s’ensuivit qu’on se rua littéralement, ce jour-là, au cours du professeur.
Lequel ne vint pas.
Il avait, en effet, disparu. Mme Ambroise Peupiot affirmait avec stupeur qu’il était entré dans son cabinet aussitôt le déjeuner pour y travailler, comme tous les jours, et qu’elle n’avait trouvé personne lorsqu’elle en avait ouvert la porte afin de rappeler à son mari l’heure du cours.
On trouva, sur le bureau, des notes hâtives, crayonnées :
« Je bois la drogue… Dix minutes à attendre… Crampe d’estomac, mais aucune autre sensation… Pour passer le temps, je rince le verre et remets tout en ordre…. Les dix minutes sont écoulées ; maintenant, concentrons notre volonté… »
C’était tout. Il ne faisait aucun doute que le professeur, parti au pays de la quatrième dimension, s’y attardait. Il y resta beaucoup plus longtemps qu’il ne l’avait laissé entendre et même, sans doute, qu’il ne l’avait prévu.
Le journaliste, inspiré par la littérature fantastique, avait tout justement prévu le cas, en y mettant, bien entendu, tout l’humour qui convenait. Le soir, jouant sa veine, il publia hardiment :
« Le professeur Ambroise Peupiot ne reviendra pas. Il a pu sortir de nos bonnes vieilles dimensions ; mais il est maintenant prisonnier de la quatrième, dans un monde qu’il n’a pas le pouvoir de quitter. »
L’événement lui donna raison. Ceux qui, des jours et des semaines, demeurèrent en faction dans le cabinet de travail ne virent rien, n’entendirent rien de nature à leur faire croire que le professeur fût là tout en étant ailleurs. Rien ! Pas la plus diaphane des ombres ! L’inconnu avait complètement et définitivement absorbé le téméraire et prodigieux pionnier du mystère.
Après les semaines, ce furent les mois, puis les années…
On ne pensait plus à la fin glorieuse et effarante du professeur. Des flots d’encre avaient coulé à ce sujet. Des ouvrages de toute espèce s’étaient efforcés de reconstituer le drame extraordinaire. On avait tourné plusieurs films, avec des vedettes renommées qui s’étaient fait la tête d’Ambroise Peupiot, et où l’on voyait, grâce aux ressources inépuisables de la technique cinématographique, se produire sur l’écran tout le phénomène de l’effacement graduel qui avait été le départ de M. Peupiot pour Dieu sait quelles contrées. Mme Ambroise Peupiot, débarrassée de ses crêpes, – qu’elle avait, au demeurant, portés avec coquetterie, – commença de mettre tout en œuvre pour pouvoir se remarier le plus tôt qu’il se pourrait, et, dans ce dessein, elle s’évertua de son mieux à paraître la plus aimable des femmes. L’on avait érigé des monuments au martyr de la science. Le dictionnaire encyclopédique contenait le nom Peupiot entre Peuls et Peutinger.
Des années, donc.
Et puis voilà qu’un beau matin, par suite d’une fâcheuse panne d’essence, et s’étant bien un peu égaré dans des brumes, un avion tomba en plein Pacifique, tout près, fort heureusement, d’une île non moins perdue.
Les naturels, avec leurs pirogues, sauvèrent les naufragés : un pilote, un navigateur et le philologue Ernest Sémanty, de l’Institut, en mission aux Hawaï.
Comment un Européen se trouvait-il partager l’existence primitive de ces paisibles sauvages, dans cette île où personne ne passait jamais ? Ernest Sémanty se le demanda en se trouvant nez à nez avec l’individu en question, lequel, certainement au sortir d’une sieste, ignorait l’aventure de l’avion, car il ouvrait, d’ébahissement, la bouche même et les yeux de Socrate.
« Peupiot ! s’écria Sémanty. En voilà une histoire ! À peine vieilli ! En excellente santé ! Prospère et vermeil ! Et comme c’est joli, ces guirlandes de fleurs dont je vous vois paré ! Mais comment diable êtes-vous ici, tout vivant ?
– Chut ! fit Ambroise Peupiot, un doigt barrant ses lèvres. Chut ! C’est tellement simple ! Ma femme avait fait de ma vie un supplice. Et partout l’infernale mégère m’aurait relancé. Alors, mon cher ami, de grâce ! Silence ! Silence !
– Ne comptez pas sur moi, Peupiot ! dit Sémanty. Dès mon retour, je publierai la vérité. Trop heureux de la connaître !
– Vous ne ferez pas ça ! s’exclama Ambroise Peupiot qui blêmit, atterré. Pourquoi me refusez-vous le secret ? Je suis si heureux !
– Je m’en doute ! Mais, moi, je ne le suis pas et je ne manquerai pas une si belle occasion de le redevenir !
– Comment cela ? balbutia l’infortuné.
– Mon mariage est nul, puisque vous vivez. C’est moi, mon vieux, c’est moi qui l’ai épousée, votre exécrable veuve ! »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-quatrième année, n° 19496, samedi 7 août 1937 ; illustration : Jack Kirby, « The Fourth Dimension Is a Many Splattered Thing, » in Alarming Tales, n° 1, septembre 1957)