LES SIRÈNES
_____
Ce matin-là, le capitaine Jolliet, commandant le yacht Anémone, fit le point, et nota : 78° longitude est. 41° latitude sud.
« Où diable allons-nous ? fit-il. Cap au sud-est, ça ne mène nulle part… Bah ! nous verrons bien. Avec Cyrus Villars, c’est franc ! »
Sa bonne figure réjouie n’exprimait aucune inquiétude.
Un matelot vint à lui :
« Commandant, le patron vous demande dans sa cabine. »
Le capitaine descendit rapidement l’étroit escalier. Cyrus Villars était assis près d’un hublot grand ouvert sur les flots opaques de l’océan Indien. Il regardait par ce hublot. Sur ses genoux reposait un livre : Miss Waters. Il tourna la tête et fixa Jolliet d’un regard où brillait un enthousiasme soudain.
« Savez-vous ce que je fais, commandant ? »
Jolliet prit sa mine la plus joviale.
« Vous regardez les vagues, monsieur… le ciel…
– Je ne regarde pas, mon vieux. J’écoute. Dites-moi, vous n’avez rien entendu tout à l’heure ? Il y a cinq minutes ? Au loin, sur la mer… Rien ?
– Non, monsieur.
– Asseyez-vous… Cigarette ?… Savez-vous ce que c’est qu’une sirène, commandant ?
– C’est le sifflet d’un steamer. Et je n’ignore pas que la question vous intéresse, puisque, lorsque vous avez acheté l’Anémone, il y a six mois, vous avez fait renforcer ses appareils sonores. À cette heure, aucun navire ne pourrait lutter de vacarme avec votre yacht !
– Je ne parle pas de ces sirènes-là, reprit Cyrus. Je parle… des autres : celles de la mythologie. (De la mythologie jusqu’à nouvel ordre.) Savez-vous ce que c’est ?
– Quand j’étais tout petit, il arriva qu’un professeur me posa la même question. J’ai répondu : « Une sirène, c’est une femme qui a des jambes de poisson. »
Et tout en riant, Jolliet, des yeux, faisait le tour de cette luxueuse cabine. On y voyait une profusion de tableaux et de statuettes représentant de fabuleuses enchanteresses.
« Vous vous rappelez Ulysse ? continua Cyrus. L’antique Ulysse ordonnant à ses matelots de se boucher les oreilles avec de la cire et se faisant attacher au mât de sa nef, pour pouvoir entendre les sirènes sans courir le risque d’être attiré par leurs chants ?
– Parbleu !Vous me faites affront, monsieur. J’ai traduit Homère en rhétorique !
– Prenez cette boîte.
– Que contient-elle ?
– De la cire malléable pour vos matelots, pour vous, pour moi-même. Et, par surcroît de précaution, quand le moment sera venu, vous ferez actionner la sirène à vapeur de l’Anémone.
– Pour… pour couvrir tout autre son ?
– Exactement, Jolliet. Non, je ne suis pas timbré, ne me regardez pas comme ça… L’année dernière, je revenais de Melbourne en France. Pas très loin, d’ici, le paquebot sur lequel j’avais pris place recueillit un naufragé, qui mourut quelques jours plus tard. J’assistai à ses derniers moments, par un privilège de cette renommée dont le poète que je suis est favorisé. Toutes les portes s’ouvrent devant Cyrus Villars… qui n’en est pas digne.
– Oh ! monsieur ! se récria le capitaine Jolliet.
– Bref, mon cher, ce naufragé, dans son délire, prononça d’incroyables paroles. Il fit allusion, avec terreur, à des créatures marines dont le chant avait attiré dans les flots tout l’équipage de son bateau, lequel voguait maintenait tout seul, à l’aventure. Lui-même ne savait pas comment il avait échappé aux « charmeuses, » comme il disait.
Eh bien commandant Jolliet, je suis convaincu qu’il s’agissait de sirènes. On n’en rencontre plus en Méditerranée. Pour moi, elles se sont réfugiées dans ces parages perdus, au fin fond de l’océan Indien, loin des périls modernes. Notez, en passant, que leur survivance expliquerait à merveille un phénomène bizarre que vous connaissez bien, vous, vieux loup de mer. Je veux parler de ces bateaux déserts qu’on rencontre sur les océans, ces bateaux qui ne présentent aucune avarie et dont l’équipage a disparu, tout simplement, sans qu’on puisse en deviner la cause.
– Donc, monsieur, c’est vers la zone des sirènes que nous nous dirigeons ? Et ces filets, ce chalut que nous avons embarqués, c’est… Enfin, si je ne m’abuse, vous auriez frété l’Anémone pour la pêche à la sirène ? »
Cyrus lui dit :
« Vous rendez-vous compte de l’effet produit ? Quelle sensation dans le monde ! Être l’homme qui a forcé le mystère et mêlé la légende à la réalité ! Elles ont vécu ! Elles vivent encore ! Quelqu’un peut les extraire de l’ombre, les amener parmi les hommes ; et je serais celui-là ! »
Ils se turent. Autour d’eux, les sirènes peintes et sculptées évoquaient des rêves de beauté et de grâce ; et, de ces œuvres d’art, s’exhalait silencieusement comme la musique de voix inimaginables.
À cet instant, loin dans l’espace, un cri, un appel extraordinaire se fit entendre. Les deux hommes tressaillirent. Cyrus saisit une lunette marine et scruta l’horizon.
« Je ne vois rien, dit-il d’une voix troublée.
– Fermez le hublot ! » s’écria tout à coup le capitaine.
Et, précipitamment, il rabattit le lourd cercle vitré, qu’il verrouilla. « N’avez-vous pas ressenti, monsieur ? Un engourdissement… Une espèce de vertige. Une attraction, enfin…
– Si ! dit Cyrus, très exalté. Vite ! Aux filets ! Prenez vos précautions. Comme Ulysse, commandant, comme Ulysse !… Je vous suis sur le pont. »
On apercevait, à quelques encablures, plusieurs êtres vivants qui ressemblaient à des dauphins, mais qui, se dressant parfois, laissaient voir un torse et une chevelure flottante. Cela chantait… Mais peut-on dire « chanter » ? Un hurlement inouï traversait l’air, une longue plainte chargée d’hypnose. Mélodieuse ? Hum ! C’était surtout fascinant. Les reptiles regardent comme « chantaient » ces créatures.
Cyrus, à l’aide d’une puissante jumelle, les surveillait, craignant de les effrayer en provoquant la clameur assourdissante de l’Anémone.
Elles se rapprochèrent encore. Il les distingua mieux…
Horreur ! C’étaient des monstres, d’affreux amphibies doués d’un affreux pouvoir. Ils découvraient leurs gueules féroces, armées de crocs, leurs crinières hirsutes. De loin, les encolures luisantes figuraient de vagues corps humains ; des nageoires étrangement placées simulaient des bras trop courts. Rien de plus hideux, rien de plus bestial.
Le poète fit un signe au capitaine. La belle légende millénaire hantait son cœur triste.
« Virez de bord ! cria-t-il. Et donnez de la vitesse ! »
L’Anémone décrivit une courbe et s’éloigna.
Quand la manœuvre fut exécutée :
« Pourquoi ? » demanda le capitaine.
Cyrus mit un doigt sur sa bouche.
« Que personne ne sache, fit-il. Jamais. Nous n’avons rien vu, rien entendu.
– Mais… les sirènes ?
– Beauté, Poésie, Amour. Et mystère.
– Pourtant, monsieur, ces animaux…
– Nous n’avons rien vu, vous dis-je. Les sirènes sont d’incomparables filles ; leur visage est charmant ; leurs seins virginaux ; des écailles diaprées irisent leur cambrure. Elles savent les berceuses de la volupté et de la mort exquise. Silence, donc.
– Compris, monsieur… Mais alors, voilà notre campagne finie ?
– Eh oui ! dit Cyrus en prenant gaiement son parti. Finie… en queue de poisson. Je ne le regrette pas. J’ai continué Homère ! »
_____
(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquantième année, n° 17916, samedi 8 avril 1933)
LA SIRÈNE DU LAC D’AZUR
_____
Cette matinée-là était, en vérité, divine. Toute la grâce, toute la fraîcheur, tous les parfums vibraient dans la radieuse montée du jour. Cyprien Etchegaray, gravissant le sentier montagnard en foulées égales admirait les phases du miracle quotidien.
Cyprien venait d’avoir quinze ans. Aux portes de l’adolescence, il vivait ces heures à la fois insouciantes et inquiètes dont le charme n’apparaît pleinement qu’avec le regret de les voir résolues. À quinze ans, on prend conscience de la poésie qui transportait l’enfance au moment même où, souvent, elle s’évanouit et dilue ses mirages.
Cyprien, ce matin, appelait, retenait les magiques effluves exhalés de toutes parts. Ce n’était point seulement par l’effet d’un instinct. Un bon maître d’école avait su orienter et cultiver les rêveries de ce fils de paysans. Les livres de prix reçus à la sortie du cours complémentaire avaient achevé d’éclairer Cyprien sur les mythes singuliers de l’antiquité.
Parce que l’air était léger, parcouru de souffles fugaces et mystérieux ; parce que la solitude de la montagne semblait receler mille présences invisibles, le jeune homme, au gré de son esprit vagabond, recréait autour de lui une atmosphère de légende.
Ils étaient là, les demi-dieux familiers de la terre, des forêts et des eaux. Portés par la brise, des rires, des sons de flûte décelaient une assemblée de faunes, tapis derrière des roches ou sous des buissons. Plus bas, des bruits de galop disaient que des centaures se poursuivaient de vallon en vallon ; ici, des dryades, assurément, jouaient avec l’écume du torrent.
Cyprien ne se jugeait point un intrus au sein de l’églogue souriante qu’il imaginait. N’était-il pas un berger, semblable à ceux qui jadis, en Hellade, surprenaient les jeux et les amours des Olympiens ?
Heureux, il allait vers la cabane où un vieux pastour lui remettrait pour ses parents une provision de fromages ; il allait, avec son escorte de songes.
En haut d’une forte pente, il s’arrêta. Jamais il ne passait à cet endroit sans s’abandonner à la contemplation.
Au fond d’un cirque de granit, un lac de montagne s’incrustait, étonnamment bleu, strié de coulées de topaze et de diamant. Il semblait qu’un lambeau du ciel fût tombé là, aux premiers jours du monde, et y restât serti comme une gemme surnaturelle.
Ébloui, Cyprien demeurait debout sur une roche surplombante. Sans qu’il le voulût, ses pensées suivaient leur cours fantasque, stimulées, inspirées par l’incomparable splendeur.
Seules, d’extraordinaires créatures étaient dignes de hanter, ces eaux et les grottes creusées dans leurs rivages… Un instant, le jeune homme ferma les paupières ; il se souvint, il revit des images, des sculptures dont parfois s’ornent les fontaines… Un mot se forma sur ses lèvres :
« Les sirènes ! »
Oui, là pouvait, là devait être encore leur domaine, à ces filles étranges ; elles y régnaient sans doute, aussi bien que sur la mer où les nautoniers de l’Odyssée les rencontrèrent, les entendirent. Et Cyprien, maintenant, souhaitait découvrir l’une d’elles, percevoir ses accents dont il connaissait la mortelle attirance. Il le souhaitait, de toute l’exaltation de ses quinze ans…
Soudain, il entendit.
Une voix merveilleusement pure montait du lac, une voix aux inflexions tout ensemble fluides et puissantes. Dans le silence environnant, elle jaillissait, s’éployait, emplissait l’espace de ses modulations, propageait des ondes magnétiques. On ne discernait pas les paroles de la bizarre mélodie, émise peut-être en un langage inconnu.
Cyprien ne réfléchissait, ne raisonnait point. Frémissant, éperdu, fasciné, il écoutait. Il s’était rapproché d’un pas, jusqu’au bord, de son observatoire. Et, – fut-ce malgré lui ? – il regarda, au-dessous, la place d’où provenait la voix.
En une seconde, il distingua une très belle jeune femme, dont le torse sans voiles émergeait du lac ; il distingua l’éclat d’une blonde chevelure dénouée, et des bras élevés vers le ciel, en un geste d’incantation. Dans l’eau miroitante, des paillettes glissaient, ainsi que des reflets d’écailles…
Cyprien n’en vit point davantage ; au comble de l’émotion, il perdit l’équilibre. Pendant sa chute, il songea en un éclair : « La sirène… Le chant fatal… Je suis perdu ! »
L’eau se referma sur le jeune homme. Avant de perdre connaissance, il aperçut une souple forme humaine qui descendait vers lui ; il se sentit enserré par deux bras nus qui l’entraînèrent…
Quand Cyprien rouvrit les yeux, un paysan, sur la berge du lac, lui prodiguait des soins. Il ne comprit rien à l’histoire que lui conta le jeune homme.
« Une dame est venue me dire qu’elle t’avait trouvé là, expliqua-t-il ; que tu avais bu un coup, mais que ce n’était pas grave.
– Une dame ?… Mais c’était la sirène !
– La quoi ?… Tu bats la campagne, bon gars ! »
Après son accident, Cyprien eut une fièvre telle qu’il lui fallut garder le lit durant quelques jours.
Ainsi, il ne sut pas qu’une tournée de théâtre lyrique donnait une représentation dans sa petite ville ; il ne sut pas non plus que la chanteuse étoile, naturiste fervente, s’était venue baigner dans le lac aux premières heures du matin, afin de n’être point troublée dans ses ébats, qu’elle aimait à exécuter dans le plus simple appareil. Joyeuse, elle avait, en nageant, poussé quelques vocalises. Après avoir sauvé Cyprien, et constaté que sa noyade était anodine, elle s’était éclipsée, peu désireuse que des explications la signalassent à un garde champêtre.
Ce plaisant concours de circonstances fut donc cause que Cyprien Etchegaray garda la conviction qu’il avait, tel Ulysse, affronté le charme meurtrier des sirènes.
_____
(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-sixième année, n° 20208, samedi 22 juillet 1939)
