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Channel: CONTES POUR LES BIBLIOPHILES – la porte ouverte
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LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (9) : TRITONS ET SIRÈNES

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SIRE3
 
 

LES SIRÈNES

 

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Ce matin-là, le capitaine Jolliet, commandant le yacht Anémone, fit le point, et nota : 78° longitude est. 41° latitude sud.

« Où diable allons-nous ? fit-il. Cap au sud-est, ça ne mène nulle part… Bah ! nous verrons bien. Avec Cyrus Villars, c’est franc ! »

Sa bonne figure réjouie n’exprimait aucune inquiétude.

Un matelot vint à lui :

« Commandant, le patron vous demande dans sa cabine. »

Le capitaine descendit rapidement l’étroit escalier. Cyrus Villars était assis près d’un hublot grand ouvert sur les flots opaques de l’océan Indien. Il regardait par ce hublot. Sur ses genoux reposait un livre : Miss Waters. Il tourna la tête et fixa Jolliet d’un regard où brillait un enthousiasme soudain.

« Savez-vous ce que je fais, commandant ? »

Jolliet prit sa mine la plus joviale.

« Vous regardez les vagues, monsieur… le ciel…

– Je ne regarde pas, mon vieux. J’écoute. Dites-moi, vous n’avez rien entendu tout à l’heure ? Il y a cinq minutes ? Au loin, sur la mer… Rien ?

– Non, monsieur.

– Asseyez-vous… Cigarette ?… Savez-vous ce que c’est qu’une sirène, commandant ?

– C’est le sifflet d’un steamer. Et je n’ignore pas que la question vous intéresse, puisque, lorsque vous avez acheté l’Anémone, il y a six mois, vous avez fait renforcer ses appareils sonores. À cette heure, aucun navire ne pourrait lutter de vacarme avec votre yacht !

– Je ne parle pas de ces sirènes-là, reprit Cyrus. Je parle… des autres : celles de la mythologie. (De la mythologie jusqu’à nouvel ordre.) Savez-vous ce que c’est ?

– Quand j’étais tout petit, il arriva qu’un professeur me posa la même question. J’ai répondu : « Une sirène, c’est une femme qui a des jambes de poisson. »

Et tout en riant, Jolliet, des yeux, faisait le tour de cette luxueuse cabine. On y voyait une profusion de tableaux et de statuettes représentant de fabuleuses enchanteresses.

« Vous vous rappelez Ulysse ? continua Cyrus. L’antique Ulysse ordonnant à ses matelots de se boucher les oreilles avec de la cire et se faisant attacher au mât de sa nef, pour pouvoir entendre les sirènes sans courir le risque d’être attiré par leurs chants ?

– Parbleu !Vous me faites affront, monsieur. J’ai traduit Homère en rhétorique !

– Prenez cette boîte.

– Que contient-elle ?

– De la cire malléable pour vos matelots, pour vous, pour moi-même. Et, par surcroît de précaution, quand le moment sera venu, vous ferez actionner la sirène à vapeur de l’Anémone.

– Pour… pour couvrir tout autre son ?

– Exactement, Jolliet. Non, je ne suis pas timbré, ne me regardez pas comme ça… L’année dernière, je revenais de Melbourne en France. Pas très loin, d’ici, le paquebot sur lequel j’avais pris place recueillit un naufragé, qui mourut quelques jours plus tard. J’assistai à ses derniers moments, par un privilège de cette renommée dont le poète que je suis est favorisé. Toutes les portes s’ouvrent devant Cyrus Villars… qui n’en est pas digne.

– Oh ! monsieur ! se récria le capitaine Jolliet.

– Bref, mon cher, ce naufragé, dans son délire, prononça d’incroyables paroles. Il fit allusion, avec terreur, à des créatures marines dont le chant avait attiré dans les flots tout l’équipage de son bateau, lequel voguait maintenait tout seul, à l’aventure. Lui-même ne savait pas comment il avait échappé aux « charmeuses, » comme il disait.

Eh bien commandant Jolliet, je suis convaincu qu’il s’agissait de sirènes. On n’en rencontre plus en Méditerranée. Pour moi, elles se sont réfugiées dans ces parages perdus, au fin fond de l’océan Indien, loin des périls modernes. Notez, en passant, que leur survivance expliquerait à merveille un phénomène bizarre que vous connaissez bien, vous, vieux loup de mer. Je veux parler de ces bateaux déserts qu’on rencontre sur les océans, ces bateaux qui ne présentent aucune avarie et dont l’équipage a disparu, tout simplement, sans qu’on puisse en deviner la cause.

– Donc, monsieur, c’est vers la zone des sirènes que nous nous dirigeons ? Et ces filets, ce chalut que nous avons embarqués, c’est… Enfin, si je ne m’abuse, vous auriez frété l’Anémone pour la pêche à la sirène ? »

Cyrus lui dit :

« Vous rendez-vous compte de l’effet produit ? Quelle sensation dans le monde ! Être l’homme qui a forcé le mystère et mêlé la légende à la réalité ! Elles ont vécu ! Elles vivent encore ! Quelqu’un peut les extraire de l’ombre, les amener parmi les hommes ; et je serais celui-là ! »

Ils se turent. Autour d’eux, les sirènes peintes et sculptées évoquaient des rêves de beauté et de grâce ; et, de ces œuvres d’art, s’exhalait silencieusement comme la musique de voix inimaginables.

À cet instant, loin dans l’espace, un cri, un appel extraordinaire se fit entendre. Les deux hommes tressaillirent. Cyrus saisit une lunette marine et scruta l’horizon.

« Je ne vois rien, dit-il d’une voix troublée.

– Fermez le hublot ! » s’écria tout à coup le capitaine.

Et, précipitamment, il rabattit le lourd cercle vitré, qu’il verrouilla. « N’avez-vous pas ressenti, monsieur ? Un engourdissement… Une espèce de vertige. Une attraction, enfin…

– Si ! dit Cyrus, très exalté. Vite ! Aux filets ! Prenez vos précautions. Comme Ulysse, commandant, comme Ulysse !… Je vous suis sur le pont. »

On apercevait, à quelques encablures, plusieurs êtres vivants qui ressemblaient à des dauphins, mais qui, se dressant parfois, laissaient voir un torse et une chevelure flottante. Cela chantait… Mais peut-on dire « chanter » ? Un hurlement inouï traversait l’air, une longue plainte chargée d’hypnose. Mélodieuse ? Hum ! C’était surtout fascinant. Les reptiles regardent comme « chantaient » ces créatures.

Cyrus, à l’aide d’une puissante jumelle, les surveillait, craignant de les effrayer en provoquant la clameur assourdissante de l’Anémone.

Elles se rapprochèrent encore. Il les distingua mieux…

Horreur ! C’étaient des monstres, d’affreux amphibies doués d’un affreux pouvoir. Ils découvraient leurs gueules féroces, armées de crocs, leurs crinières hirsutes. De loin, les encolures luisantes figuraient de vagues corps humains ; des nageoires étrangement placées simulaient des bras trop courts. Rien de plus hideux, rien de plus bestial.

Le poète fit un signe au capitaine. La belle légende millénaire hantait son cœur triste.

« Virez de bord ! cria-t-il. Et donnez de la vitesse ! »

L’Anémone décrivit une courbe et s’éloigna.

Quand la manœuvre fut exécutée :

« Pourquoi ? » demanda le capitaine.

Cyrus mit un doigt sur sa bouche.

« Que personne ne sache, fit-il. Jamais. Nous n’avons rien vu, rien entendu.

– Mais… les sirènes ?

– Beauté, Poésie, Amour. Et mystère.

– Pourtant, monsieur, ces animaux…

– Nous n’avons rien vu, vous dis-je. Les sirènes sont d’incomparables filles ; leur visage est charmant ; leurs seins virginaux ; des écailles diaprées irisent leur cambrure. Elles savent les berceuses de la volupté et de la mort exquise. Silence, donc.

– Compris, monsieur… Mais alors, voilà notre campagne finie ?

– Eh oui ! dit Cyrus en prenant gaiement son parti. Finie… en queue de poisson. Je ne le regrette pas. J’ai continué Homère ! »
 
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquantième année, n° 17916, samedi 8 avril 1933)

 
 
 
SIRENE TRITON
 
 

LA SIRÈNE DU LAC D’AZUR

 

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Cette matinée-là était, en vérité, divine. Toute la grâce, toute la fraîcheur, tous les parfums vibraient dans la radieuse montée du jour. Cyprien Etchegaray, gravissant le sentier montagnard en foulées égales admirait les phases du miracle quotidien.

Cyprien venait d’avoir quinze ans. Aux portes de l’adolescence, il vivait ces heures à la fois insouciantes et inquiètes dont le charme n’apparaît pleinement qu’avec le regret de les voir résolues. À quinze ans, on prend conscience de la poésie qui transportait l’enfance au moment même où, souvent, elle s’évanouit et dilue ses mirages.

Cyprien, ce matin, appelait, retenait les magiques effluves exhalés de toutes parts. Ce n’était point seulement par l’effet d’un instinct. Un bon maître d’école avait su orienter et cultiver les rêveries de ce fils de paysans. Les livres de prix reçus à la sortie du cours complémentaire avaient achevé d’éclairer Cyprien sur les mythes singuliers de l’antiquité.

Parce que l’air était léger, parcouru de souffles fugaces et mystérieux ; parce que la solitude de la montagne semblait receler mille présences invisibles, le jeune homme, au gré de son esprit vagabond, recréait autour de lui une atmosphère de légende.

Ils étaient là, les demi-dieux familiers de la terre, des forêts et des eaux. Portés par la brise, des rires, des sons de flûte décelaient une assemblée de faunes, tapis derrière des roches ou sous des buissons. Plus bas, des bruits de galop disaient que des centaures se poursuivaient de vallon en vallon ; ici, des dryades, assurément, jouaient avec l’écume du torrent.

Cyprien ne se jugeait point un intrus au sein de l’églogue souriante qu’il imaginait. N’était-il pas un berger, semblable à ceux qui jadis, en Hellade, surprenaient les jeux et les amours des Olympiens ?

Heureux, il allait vers la cabane où un vieux pastour lui remettrait pour ses parents une provision de fromages ; il allait, avec son escorte de songes.

En haut d’une forte pente, il s’arrêta. Jamais il ne passait à cet endroit sans s’abandonner à la contemplation.

Au fond d’un cirque de granit, un lac de montagne s’incrustait, étonnamment bleu, strié de coulées de topaze et de diamant. Il semblait qu’un lambeau du ciel fût tombé là, aux premiers jours du monde, et y restât serti comme une gemme surnaturelle.

Ébloui, Cyprien demeurait debout sur une roche surplombante. Sans qu’il le voulût, ses pensées suivaient leur cours fantasque, stimulées, inspirées par l’incomparable splendeur.

Seules, d’extraordinaires créatures étaient dignes de hanter, ces eaux et les grottes creusées dans leurs rivages… Un instant, le jeune homme ferma les paupières ; il se souvint, il revit des images, des sculptures dont parfois s’ornent les fontaines… Un mot se forma sur ses lèvres :

« Les sirènes ! »

Oui, là pouvait, là devait être encore leur domaine, à ces filles étranges ; elles y régnaient sans doute, aussi bien que sur la mer où les nautoniers de l’Odyssée les rencontrèrent, les entendirent. Et Cyprien, maintenant, souhaitait découvrir l’une d’elles, percevoir ses accents dont il connaissait la mortelle attirance. Il le souhaitait, de toute l’exaltation de ses quinze ans…

Soudain, il entendit.

Une voix merveilleusement pure montait du lac, une voix aux inflexions tout ensemble fluides et puissantes. Dans le silence environnant, elle jaillissait, s’éployait, emplissait l’espace de ses modulations, propageait des ondes magnétiques. On ne discernait pas les paroles de la bizarre mélodie, émise peut-être en un langage inconnu.

Cyprien ne réfléchissait, ne raisonnait point. Frémissant, éperdu, fasciné, il écoutait. Il s’était rapproché d’un pas, jusqu’au bord, de son observatoire. Et, – fut-ce malgré lui ? – il regarda, au-dessous, la place d’où provenait la voix.

En une seconde, il distingua une très belle jeune femme, dont le torse sans voiles émergeait du lac ; il distingua l’éclat d’une blonde chevelure dénouée, et des bras élevés vers le ciel, en un geste d’incantation. Dans l’eau miroitante, des paillettes glissaient, ainsi que des reflets d’écailles…

Cyprien n’en vit point davantage ; au comble de l’émotion, il perdit l’équilibre. Pendant sa chute, il songea en un éclair : « La sirène… Le chant fatal… Je suis perdu ! »

L’eau se referma sur le jeune homme. Avant de perdre connaissance, il aperçut une souple forme humaine qui descendait vers lui ; il se sentit enserré par deux bras nus qui l’entraînèrent…

Quand Cyprien rouvrit les yeux, un paysan, sur la berge du lac, lui prodiguait des soins. Il ne comprit rien à l’histoire que lui conta le jeune homme.

« Une dame est venue me dire qu’elle t’avait trouvé là, expliqua-t-il ; que tu avais bu un coup, mais que ce n’était pas grave.

– Une dame ?… Mais c’était la sirène !

– La quoi ?… Tu bats la campagne, bon gars ! »

Après son accident, Cyprien eut une fièvre telle qu’il lui fallut garder le lit durant quelques jours.

Ainsi, il ne sut pas qu’une tournée de théâtre lyrique donnait une représentation dans sa petite ville ; il ne sut pas non plus que la chanteuse étoile, naturiste fervente, s’était venue baigner dans le lac aux premières heures du matin, afin de n’être point troublée dans ses ébats, qu’elle aimait à exécuter dans le plus simple appareil. Joyeuse, elle avait, en nageant, poussé quelques vocalises. Après avoir sauvé Cyprien, et constaté que sa noyade était anodine, elle s’était éclipsée, peu désireuse que des explications la signalassent à un garde champêtre.

Ce plaisant concours de circonstances fut donc cause que Cyprien Etchegaray garda la conviction qu’il avait, tel Ulysse, affronté le charme meurtrier des sirènes.
 
 
SIRE
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-sixième année, n° 20208, samedi 22 juillet 1939)



DEUX CONTES OUBLIÉS DE ROSNY AÎNÉ : L’HOMME DE L’AU-DELÀ ; LE MONSTRE ROUGE

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SPIRIT
 

L’HOMME DE L’AU-DELÀ
 

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« Il y a exactement trois mois, raconta Jacques Frébeuil, un de mes amis, spirite convaincu, me mena à une soirée solennelle, où devaient opérer deux médiums anglo-saxons, armés des méthodes et des appareils les plus perfectionnés pour établir la communication avec l’Au-Delà.

Nous y vîmes et y entendîmes des choses vraiment très curieuses. Le médium P. J. Mortlock s’était spécialisé dans les photographies et les apparitions fantomales. Le médium K.-L. Chestermilk nous faisait entendre les voix de l’autre monde dans le pavillon d’un phonographe.

Mortlock nous montra des photographies de l’Au-Delà qui représentaient Nelson, la reine Elizabeth, le roi Édouard, le poète Shelley, et aussi Napoléon, Mahomet, Voltaire, Cervantes… et d’autres encore.

Il nous fit d’ailleurs poser devant son objectif et promit de nous envoyer des épreuves où nous verrions les traits de parents ou d’amis disparus, à côté de notre propre image.

K.-L. Chestermilk nous fit converser avec le tzar Nicolas, avec Milton, avec la reine Victoria, avec le roi Louis XIV, avec Jules César et même Annibal.

Toutes ces personnes parlaient anglais, ce qui est, paraît-il, fort normal, quand le médium appartient à la nation britannique.

« Si j’étais Français, nous affirmait Chestermilk, ils parleraient français… Car la langue « ne fait pas matière » pour l’Au-Delà… tout le monde y parle facilement, par suggestion, la langue des médiums. »

Je me souviens que le tzar Nicolas gémissait :

« Sans ce scélérat de moine, la Russie aurait été sauvée ! »

Milton nous récita un passage du Paradis Perdu et nous déclara que la race humaine dégénérait, à cause des papistes.

La reine Victoria remarqua que l’amitié franco-anglaise datait de la campagne de Crimée et elle plaignit le triste sort de son petit-fils Wilhelm…

Jules César déclara que Brutus était un sale bandit et qu’il regrettait d’avoir fait tuer Vercingétorix.

Quant à Annibal, il affirma que la bataille de Zama avait été gagnée par l’or romain, et non par ce miteux Scipion, qui n’était qu’un stratège de deuxième ordre.
 
 

*

 
 

La soirée finit par des apparitions. Nous étions plongés dans une obscurité profonde et nous vîmes défiler diverses personnes illustres, enveloppées d’une phosphorescence. Il y avait, entre autres, Shakespeare, qui se plaignit amèrement de ces damnés idiots qui s’acharnent à lui enlever sa gloire.

Nous aperçûmes aussi Charlemagne dont la barbe était toujours aussi fleurie qu’en l’an 800.

Il parut encore des personnes plus modestes, parmi lesquelles un certain Jackson qui avait péri lors du naufrage du Titanic.

Il nous raconta ce cataclysme avec quelques détails inédits et ne manqua pas de chanter :

« Plus près de toi, mon Dieu ! »

Après quoi, il disparut positivement dans la muraille.

Nous nous retirâmes édifiés et un peu inquiets. Les médiums nous avaient affirmé que toute notre famille disparue, jusqu’aux plus lointains ancêtres, nous faisait constamment des visites.

« Vous vous croyez seuls ! s’exclamait Chestermilk, alors que, parfois, vous avez plus de cinquante personnes de l’Au-Delà qui vous tiennent compagnie. Si vous aviez reçu le don de médiumnité, vous ne manqueriez pas de voir combien les morts qui vous entourent sans cesse sont plus nombreux que les vivants. »
 
 

*

 
 

Une semaine plus tard, j’étais encore sous le coup de ces événements étranges. Par intervalles, il me semblait positivement sentir les frôlements de l’Au-Delà… Et je me demandais si c’étaient mes chers parents, ou des aïeuls, ou encore des indifférents qui me regardaient manger, dormir, travailler, etc.

Le lundi matin, je corrigeais une pièce pour l’Odéon et j’étais en train d’évoquer la grande ombre de Mirabeau, tout en songeant qu’une petite interview avec cet orateur n’aurait rien gâté à l’affaire, lorsqu’on sonna à ma porte…

Quelques instants plus tard, ma servante m’annonça un visiteur inconnu.
 
 

*

 
 

Tous les écrivains exècrent ces individus vagues qui entrent dans votre vie sans aucune invitation et viennent vous déranger dans vos méditations, votre travail et votre repos.

« Rosalie ! grognai-je… vous savez bien que je n’y suis pas.

– Je l’ai dit à ce monsieur… Mais ce monsieur prétend que vous êtes là… que la concierge le lui a dit et qu’il vient pour quelque chose de très pressé, qui concerne monsieur.

– Il n’a pas donné sa carte ?

– Non, monsieur.

– La barbe ! » me dis-je, mais je cessai de me défendre :

« Qu’il entre donc ! » fis-je avec une mélancolique résignation.

Quelques minutes plus tard, je vis paraître un long individu, le poil roux, les yeux indigo, vêtu d’un costume à carreaux plutôt usagé.

Son aspect m’avait surpris.

Je le regardai avec attention et je finis par dire :

« Mais je vous reconnais. C’est vous qui êtes apparu l’autre jour, sur l’appel du médium Chestermilk… Mr Jackson, je crois, l’homme du Titanic ?

– C’est bien moi, dit l’homme d’une voix caverneuse. Il m’arrive une épouvantable mésaventure… J’ai oublié le truc… Je ne peux plus rentrer dans l’Au-Delà.

– Comment ! m’écriai-je, stupéfait… Il faut donc un truc pour…

– Oui, il faut le truc, reprit-il. Vous me direz que je n’ai qu’à mourir… Mais on ne meurt pas deux fois… Alors, en attendant, comment vivre ? Prêtez-moi une centaine de francs… Je vous promets de vous les rendre au centuple, quand j’aurai réussi à rentrer là-bas… »

Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je lui ai prêté les cent francs… et je ne l’ai plus revu. Il a probablement retrouvé le truc… il est dans l’Au-Delà…

J’espère qu’il me tiendra parole ! »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, in Le Journal, « Conte du Journal, » n° 10714, jeudi 16 février 1922)

 
 
LYC
 

LE MONSTRE ROUGE

 

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« Je ne sens, nulle part autant que sur ma côte natale, en Bretagne, que nous sommes les enfants de l’air et de l’eau, fit Bernard Vogue… Dans l’air, dans l’eau se trouvent les quatre éléments dont nous sommes issus. Les autres éléments sont des accessoires !… Il y avait cinq ans que je n’avais vu nos farouches calvaires, les cromlechs et les menhirs où persiste l’âme d’ancêtres perdus dans la nuit des âges, les bois de chênes, les genêts et les ajoncs aux fleurs de soufre et d’or, les silènes aux fleurs roses, les emblavures de sarrasin, et la mer intarissable, la mer retentissante qui, depuis des siècles, nourrit et dévore nos jeunes hommes…

Tout cela me parut délicieux ; je ne concevais pas comment j’avais pu m’en éloigner si longtemps. Non plus que de Charles F…, avec qui j’avais passé tant de jours dans les roches, d’où s’envolaient les mouettes, les pétrels, oiseaux des tempêtes, et les courlis à la voix plaintive…

Charles m’accueillit avec une joie violente, qui me cacha d’abord sa mélancolie… Il avait encore sa mère, vieille dame sèche et agile qui veillait sur le manoir… Il avait une femme et des enfants.

La femme était fantastiquement belle, belle comme Ophélie et folle comme elle, ou plutôt innocente. Elle avait perdu l’usage de la parole, et cette créature éblouissante se décelait pareille à un animal très doux et très docile. Elle avait mis trois enfants au monde. On ne pouvait méconnaître l’origine des deux premiers : ils ressemblaient à la fois, étonnamment, au père et à la mère. Quant au troisième, que Charles tint à me montrer, c’était un petit monstre couvert de poils de renard, aux yeux jaunes, dont la pupille se dilatait dans l’ombre comme la pupille des félins…

« Voici mon histoire, me dit Charles, lorsque nous nous trouvâmes seuls, après le déjeuner. J’ai épousé Ghislaine, il y a cinq ans. Elle était alors belle et pleine de grâce, comme tu le vois, et aussi pétillante d’esprit… C’est au troisième mois de notre mariage que le malheur arriva. Un incendie éclata la nuit, en même temps qu’un formidable orage ; nous nous sauvâmes à peine vêtus ; une frayeur mortelle paralysait Ghislaine que nous dûmes emporter.

Elle fut malade pendant six semaines et elle ne recouvra jamais son intelligence. Elle n’est pas folle, elle n’a aucune manie, aucune phobie ; elle est réduite à un état animal qui ne lui ôte pas son charme, car tout ce qui tient à l’instinct, elle le fait avec adresse et discernement… Et elle a gardé la coquetterie de la femme ; elle sait vaquer aux soins de sa toilette…

C’est à cause de tout cela, hélas ! que je l’ai gardée auprès de moi. Elle ne sort jamais seule ; elle vit avec ses enfants, avec moi et avec ma mère…

Il faut te dire que, lors de l’accident, elle était enceinte. L’enfant vint à terme, bien constitué, et poussa avec vigueur. Ni le médecin ni ma mère ni moi ne constatâmes la moindre anomalie… Et comme je gardais pour ma femme un goût profond, il m’arriva, par la suite, de céder à l’instinct qui conserve les créatures.

Il vint un deuxième enfant, en qui nul ne pouvait méconnaître ma ressemblance et qui se trouva aussi sain, aussi normal que le premier…

Le troisième fut ce monstre étrange, au poil de renard et aux mâchoires de gorille, véritable dégénéré, celui-là, rétrogradé vers la bête. Ah ! quelles insomnies je lui dois, non seulement à cause de lui, mais à cause des autres : qui sait ce qui se cache derrière leurs beaux yeux d’enfant, qui sait si ma descendance n’est pas une portée de crétins !… »

Il se cacha le visage et demeura plongé dans un silence douloureux. Quand il releva la tête, on entendit un aboiement ; un vieux domestique amena deux chiens de haute stature, molosses homériques dont les mâchoires devaient rompre des os de jambon.

« Ce sont des nouveaux, fit Charles avec un faible sourire… Depuis quelque temps, on signale des crimes dans le terroir… Ceux-ci sont des gardiens sûrs et d’un instinct impeccable !… »

Le jour, puis le soir passèrent… J’avais pu admirer une fois de plus la merveilleuse Ophélie et je comprenais les faiblesses de mon ami…

Vers minuit, des grognements m’éveillèrent, puis deux cris sinistres, deux cris d’agonie. Je me levai en hâte ; j’ouvris la fenêtre. Au clair de la lune, je vis un spectacle sauvage. Un homme, un cadavre, était étendu dans la grande cour du manoir, et les deux molosses lui dévoraient la gorge et les membres.

« Ajax !… Diomède ! » cria une voix stridente.

Les gueules sanglantes s’élevèrent ; je vis paraître Charles et, derrière lui, le vieux valet muni d’une lanterne. Charles tenait un fusil, le vieux homme un large coutelas. Mais ces armes étaient bien inutiles : l’homme avait disparu dans le mystère noir…

En un moment, j’eus revêtu un pyjama et je rejoignais mon ami.

Il examinait le cadavre et une horreur étonnée se peignait sur son visage… Je n’étais pas moins étonné que lui. L’homme qui gisait là, monstre humain couvert d’un poil de renard, aux mâchoires de gorille, me rappela immédiatement le petit enfant que j’avais vu dans la nursery…

« Tu le reconnais ? fit Charles, en m’étreignant le bras.

– Je le reconnais… »

Il se tourna vers le valet.

« Il faut traîner cela sous le hangar, dit-il, et prévenir la gendarmerie… Ou plutôt, c’est moi qui irai !…

– Je t’accompagnerai ! » fis-je.

Dix minutes plus tard, nous nous trouvions sur la route de granit, sous une lune tragique qui sillait parmi de lourds nuages violets…

On entendait les sanglots éternels de l’Océan.

« Tu as compris ! murmurait Charles. Nous avons eu tort de la laisser coucher seule dans sa chambre. Que pouvait-elle savoir ? Cet être est venu ! Pour elle, c’était un mâle et rien de plus… »

Il baissa la tête, puis il eut une manière de rire sombre :

« Oui, c’est épouvantable… et toutefois, je suis content. L’enfant-monstre ne vient pas de moi et ses tares ne viennent pas d’elle. Je suis sûr maintenant que les miens sont normaux… Certes, c’est un drame, mais petit à côté du drame horrible que je redoutais. Pauvre femme !… C’est notre faute… »

Et nous marchâmes en silence dans la nuit fantastique. »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, in Le Journal, « Conte du Journal, » n° 11062, mardi 30 janvier 1923)


MAÎTRE NATHANAËL CHANTECLAIR (1)

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HOPE1
 

De tout temps depuis l’expulsion des ducs, les Chanteclair avaient été gens de marque en Dorimarie. Ils comptaient parmi les plus riches des marchands de Lude (2), et avaient toujours pris une part active au gouvernement du pays.

Leur maison était l’une des plus belles de Lude, et représentait de façon typique l’architecture domestique dorimarite. Car l’architecture avait subi les mêmes transformations que les autres arts, c’est-à-dire que les figures qui avaient une fois servi à exprimer les croyances et les craintes d’un pays, avaient, au cours des générations, conservé leurs formes, mais modifié leur contenu spirituel : croyances et craintes se changeant en une aimable fantaisie domestiquée, en sorte que des formes qui, jadis peut-être, avaient été chargées d’une signification magique devenaient simples motifs de décoration. La maison ludoise était sortie par évolution des vieilles églises, et à leurs corniches, au-dessus de leurs portes, on pouvait voir sculptés d’étranges visages grimaçants, ou les feuilles et les vrilles de plantes inconnues ; mais ces visages avaient un air amical, ces plantes étaient stylisées. Sur la maison des Chanteclair, il y avait aussi, sculptés en bas-relief, des coqs héraldiques, car telles étaient les armes de la famille.

Dans cette maison donc les Chanteclair avaient vécu pendant des générations. Elle était située dans la rue principale, qu’elle illustrait comme une gravure fait un vieux conte. Derrière, elle avait un jardin planté d’arbres antiques et une pelouse qui descendait doucement jusqu’à la Scintille. (3) Les fleurs ne s’offraient pas tout de suite aux regards, mais étaient emprisonnées dans un potager clos de murs où elles étaient plantées en rubans bien nets qui bordaient les carrés de légumes. Ici encore, au printemps, on pouvait trouver la plus charmante des combinaisons de jardin – des ifs en masses touffues, des arbres fruitiers en fleurs.

Au-delà du mur, il n’était pas besoin de fleurs ; tant de choses y suppléaient. Que n’importe quelle chose soit à la fois exacte et inattendue, – comme la première violette tombée du ciel au printemps, – délicate, en couleurs, et gratuite, donnant à entendre que le Créateur est uniquement préoccupé de considérations esthétiques et réunit des objets disparates simplement parce qu’ensemble ils font très bien – et cette chose remplira admirablement le rôle d’une fleur. Aux premiers jours d’été, c’étaient les colombes, avec le velouté des prunes sur leur gorge, se dandinant sur la pelouse qui devenait auprès d’elles d’un vert extraordinaire, qui étaient les fleurs du jardin Chanteclair. Et le tronc des bouleaux vaut toutes les floraisons blanches… même n’y eût-il jamais eu les acacias en fleur. Et il y avait un paon blanc qui voltigeait et criait et qui aurait pu être l’aspect « oiseau » des acacias.

Et la Scintille elle-même, qui coulait au bas du champ de foin, peinte des couleurs du ciel et des toits rouges des maisons, et en automne, des feuilles rouges et jaunes flottant le long de son cours, qui peut-être y étaient tombées des arbres du Pays des Fées où elle avait sa source – la Scintille, elle aussi, pouvait presque être considérée comme une fleur poussant dans le jardin des Chanteclair.

Il comprenait encore une longue charmille. Pour l’imagination, c’est toujours une sorte d’aventure que de traverser une charmille. On entre avec audace, mais bien vite on est tout près de regretter d’être entré : ce n’est pas de l’air qu’on respire, mais le silence – le silence presque palpable des arbres. Et n’y a-t-il vraiment pour toute issue que ce petit trou rond là-bas, au loin ? Ah ! l’on ne pourra jamais se glisser… Il faut retourner… trop tard ! Le spacieux portail par où l’on était entré s’est lui-même recroquevillé en un petit trou rond.

C’était un jardin très silencieux ; les bruits de la ville ne franchissaient ses murs que ouatés, comme faisait aussi le cri des coqs dans les champs lointains.

Le représentant actuel de la famille, maître Nathanaël, possédait une flotte de 30 navires, comme son père et son grand-père avaient fait avant lui. Il n’avait nul désir d’ajouter à ce nombre, et s’estimait content – comme tous ceux de sa génération – si la fortune qu’il avait héritée conservait sa silhouette et ses dimensions originales.

Au physique, maître Nathanaël était un Dorimarite typique, de taille moyenne, de forme arrondie, avec un teint vermeil et des yeux noisette où les saillies étincelaient comme des poissons dans une rivière avant même qu’il les eût prononcées. Il faut bien dire que ses cheveux jadis avaient été d’un rouge irréductible, mais maintenant, à sa grande satisfaction, il les voyait rapidement s’argenter. (4)

Au moral encore, il semblait typique de Dorimarie, quoique, en vérité, il ne soit jamais prudent de faire des théories sur la vie intérieure de ses voisins… on risque toujours de se faire moquer de soi. Si l’on désire goûter le plus grand plaisir possible dans la société des hommes, on doit considérer chaque rencontre avec ses semblables comme une séance de pose qu’ils vous accordent à leur insu, pour un portrait qui, lorsque vous (ou bien eux) mourrez, n’en demeurera pas moins inachevé. Et quoique ce soit une poursuite absorbante et divertissante, les peintres eux-mêmes risquent de se laisser aller, le moment venu, à désespérer du sort de l’humanité, car si aimable et plaisante la figure, et si riche le fond sur quoi elle se détache, qu’ait pu produire la première grossière esquisse de tout portrait, toutefois, de par chaque menu coup de pinceau, chaque imperceptible réajustement des « valeurs, » chaque modification du clair-obscur, ces yeux qui vous regardent se font plus nostalgiques, obsédés de plus étranges visions, ou bien plus amers et désenchantés… jusqu’au moment où cela devient notre propre visage que nous contemplons avec terreur, comme parfois l’on regarde son propre reflet dans un miroir, à la lueur d’une bougie, quand toute la maison repose.

Maître Nathanaël donc semblait un Dorimarite typique ennemi de toute manie philosophante, de toutes abstractions, de tout lyrisme ; amateur de bonne chère et de bon vin, et jamais las des plaisanteries saisonnières de la société ludoise. En sorte que tous ceux qui le connaissaient auraient été extrêmement surpris, et même franchement incrédules, si on leur avait dit que ce n’était pas un homme heureux. Il en était ainsi pourtant. Sa vie était empoisonnée à la source par une petite peur inexprimable, une peur qui n’agissait pas toujours avec autant d’acuité, mais parfois pendant des périodes considérables gisait presque endormie – mais presque jamais complètement.

Cette peur, il connaissait la date exacte de sa genèse. Quand il était encore presque un jeune garçon, lui et une bande d’amis qui passaient la soirée avec lui décidèrent, en guise de plaisanterie, de revêtir les costumes de ses ancêtres et d’aller effrayer les domestiques. Leur mascarade ne manquerait pas d’accessoires, car la mansarde en haut de la maison contenait des piles de vieilleries du temps des Ducs : grotesques masques de bois peints en rouge, armes désuètes, interminables pièces de soie brochées de scènes curieuses. L’une représentait un jeune homme assis sur un croissant de lune, avec un pâle visage comme un masque, glacé, rigide d’épouvante, et l’œil fixé, comme sur l’énigme du monde, sur une petite fleur conventionnelle qu’il tenait entre le pouce et l’index. Une autre avait un fond noir clouté d’étoiles jaunes, et la traversait en file indienne un vol de raides figures stylisées, tout le réalisme étant dans la terreur peinte sur les visages, tandis que derrière elles un bouquet d’arbres pointait ses branches menaçantes. Ce dessin, un connaisseur vous l’aurait dit, était de date plus récente que le premier. Il y avait encore de vieux vêtements – tragiques robes hiérophantiques, mal accordées, eût-on pensé, aux trivialités de la vie quotidienne. Il y avait aussi de jolis bibelots et objets (ceux-ci d’époque encore plus récente), éventails, porcelaines, sceaux gravés, décorés de choses fragiles, éphémères – fleurs ou papillons – et où l’on voyait souvent inscrites une énigme et sa réponse. Par exemple : Pourquoi la mélancolie est-elle comme le miel ? Parce qu’elle est très douce et qu’on la recueille des fleurs. Mais même dans l’agencement de ces frivolités, il y avait quelque chose qu’on ne peut déterminer que par ces mots : riche de sens – et légèrement sinistre.

Quand ils se furent ainsi parés jusqu’à complète satisfaction, maître Nathanaël saisit l’un des vieux instruments – une sorte de luth, dont la tête sculptée finissait en forme de tête de coq. Les cordes étant pourries d’humidité et de vieillesse, il s’écria : « Voyons s’il reste encore un ut dans ce vieux crapaud ! » Sur quoi il pinça les cordes, et il en sortit une note… un son si poignant, si glaçant, et ensemble si provocateur et si plein de promesses, que la compagnie en demeura comme pétrifiée.

Alors, ces deux fidèles gardiens, l’instinct de conservation et l’humour, se lancèrent à la rescousse.

« Aïe ! glapit l’élément féminin, arrêtez ça, Battie. C’est pire que de gratter une ardoise.

– C’est sûrement le fantôme d’un de tes ancêtres, dit en riant l’un des jeunes hommes, qui demande la liberté et un verre de son propre clairet. »

Et bientôt l’incident s’était effacé de leur mémoire, mais non de celle de maître Nathanaël.

Il ne redevint jamais le même homme. Pendant des années cette note était la nuit le sommet de ses rêves, le point vers lequel, par les détours sinueux et absurdes de leur enroulement, ils avaient tout le reste du temps convergé. On eût dit que cette note était une entité, et comprise dans le cycle des métamorphoses possibles d’un objet. Peut-être lui arrivait-il de rêver que sa vieille nourrice était en train de lui cuire une pomme sur son petit fourneau particulier, et tandis qu’il épiait la pomme mijoter et gonfler, la nourrice le regardait avec un sourire étrange – un sourire tel qu’il n’en avait jamais vu sur son visage aux heures de veille – et disait : « Vous vous doutez bien que ce n’est pas une vraie pomme. C’est la note. »

L’influence que cette expérience avait eue sur son attitude dans la vie quotidienne était d’une nature assez curieuse. Avant d’avoir entendu cette note, il avait causé à son père quelques inquiétudes par son instabilité et sa soif de voyages et d’aventure. N’était-il pas allé jusqu’à dire qu’il aimerait mieux être le capitaine d’un navire de son père que le sédentaire possesseur de toute la flotte ?

Mais après qu’il l’eut entendue, on n’aurait pu trouver à Lude un garçon plus casanier et, en apparence, plus normal. Car elle avait engendré en lui ce qu’on ne peut décrire que comme un désir passionné des choses prosaïques qu’il possédait déjà : comme s’il savait qu’il eût déjà perdu les choses qu’il serrait en réalité dans ses bras. De là naquit une sensation toujours présente d’insécurité, et en même temps, une défiance de ces mêmes choses domestiques. De quel objet familier – plume d’oie, pipe ou paquet de cartes – serait-il occupé, dans quel geste d’une infaillible récurrence engagé – ôter ou mettre son bonnet de nuit, procéder chaque semaine à vérifier les comptes – quand elle, menace inconnue, viendrait se jeter sur lui ? Il considérait avec terreur le mobilier, les murs de la salle, les tableaux – de quelle étrange scène pourraient-ils un jour être témoins, quelle affreuse expérience lui-même pourrait-il un jour subir entre ces murs ? En sorte que, parfois, il regardait le présent avec la tendresse navrée de qui regarde le passé – sa femme, assise à broder auprès du feu, détaillant avec une malice innocente tout c que la journée lui avait appris de piquant ou de ridicule ; ou son petit garçon qui jouait sur le plancher avec un gros dogue.

Cette nostalgie anticipée pour ce qui était encore son bien semblait trouver une voix dans le cri du coq, qui raconte la charrue dans les champs et l’odeur du pays, et le paisible remue-ménage de la ferme, tels qu’ils ont lieu maintenant tout autour de nous, et dans le même temps les pleure comme choses mortes depuis des siècles.

Toutefois, de ce secret poison, il n’était pas sans distiller quelque douceur, car la chose inconnue qu’il redoutait pouvait, à de certains moments, être envisagée comme un dangereux promontoire que déjà il eût doublé. Et cette sensation était de nature à rehausser exquisement le plaisir, par exemple, d’être étendu la nuit dans son chaud lit de plumes, écoutant le souffle de sa femme et le bruissement des arbres. Alors, il se disait en lui-même : « Comme c’est agréable ! Quelle sécurité  ! Quelle douce chaleur ! Quelle différence avec cette lande solitaire où j’étais sans manteau ; le vent connaissait les fentes de ma veste ; mes pieds souffraient ; il n’y avait pas assez de lune pour me garder de trébucher ; et la chose était là, aux aguets, dans le noir. » Ainsi ajoutait-il à son bien-être présent en imaginant dans le passé quelque aventure désagréable qui, en réalité, ne lui était jamais arrivée. Il concevait un orgueil véritable à savoir très bien son chemin dans sa ville natale. Lorsqu’il revenait de l’Hôtel de Ville, il se disait : « Traverser tout droit la place du marché, descendre le sentier du Furet-du-Bois-Mesdames, et, longeant les écuries du Duc Ambroise, prendre la Grande Rue. Je connais ma route pas à pas ! Pas à pas ! » Et, dans cette humeur, il se donnait le même sentiment de sécurité, le même tressaillement d’orgueil à chaque fois qu’un ami passait la journée avec lui, à chaque fois qu’il pouvait appeler un chien par son nom : « Voici Hochequeue, le chien d’Hermangarde la Pie. Voici Jeanne, la chienne de Taillefer le boucher. Je le sais. »

S’il avait pu analyser la source de son plaisir, il aurait probablement découvert que, dans son subconscient, il avait la prétention de vivre incognito dans une ville dont il n’était pas – vagabondant à travers elle, presque invisible, et donc en sécurité ; et un étranger dans une ville est naturellement fier de connaître son chemin. C’était seulement cette satisfaction qui émergeait complètement à sa conscience.

Inutile de dire qu’il gardait pour lui seul le secret de sa vie intérieure, et qu’il l’exprimait seulement au-dehors par une soudaine et inexplicable irascibilité, si quelque innocente remarque avait eu le malheur de piquer et de réveiller son angoisse.
 

HOPE MIRRLEES

(Traduit par J. Heurgon)

 
 

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(1) Première ébauche du Chapitre II d’un roman en préparation.
 

(2) Lude-les-Lilas, ville principale de la Dorimarie.
 

(3) L’une des deux rivières qui baignent la ville de Lude-les-Lilas.
 

(4) En Dorimarie, les cheveux roux signifiaient un peu de sang des fées dans les veines, ce qui était une tare abominable.
 
 

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HOPE2
 

Miss Hope Mirrlees, Anglaise, a publié : Madeleine, one of Love’s Jansenists (1919) ; Paris, a poem (1919), et The Counterplot (1923). – La traduction en français de ce dernier ouvrage va paraître prochainement sous le titre « Le Choc en retour, » dans la collection d’auteurs étrangers que dirige Charles Du Bos.
 
 

Maître Nathanaël Chanteclair est la première traduction française d’un extrait de son roman Lud-in-the-Mist, dont une traduction complète vient de paraître aux éditions Callidor, dans la collection « L’Âge d’or de la Fantasy. » La jaquette illustrée de la première édition américaine est empruntée au catalogue de l’éminent spécialiste L. W. Currey.
 
 

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(in Le Navire d’argent, revue mensuelle de littérature et de culture générale, première année, n° 6, 1er novembre 1925)

 
 
HOPE3
 


LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (10) : LE CHANGEUR

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JEK1
 

Le clerc grisonnant qui suivait mon affaire ne manquait jamais de me glisser quelques mots sur le sujet de la littérature, toutes les fois qu’il me reconduisait au seuil de l’étude, par l’antichambre tapissée d’affiches. Il lisait régulièrement les contes que j’écris. Son insistance timide, des sortes d’allusions m’avertirent bientôt que le brave homme brûlait de me raconter une histoire. Je m’employai dès lors à l’y pousser. Et voici ce qu’il me dit, un jour, dans cette entrée mal éclairée, en taquinant le bouton de la porte et non sans m’avoir regardé furtivement, à plusieurs reprises, avec cette hésitation qui mêle au désir un vestige de crainte.

« Cette année-là, fin novembre, le patron m’avait permis d’aller passer huit jours dans mon pays, qui est le Morvan. Pour convenance personnelle. Il s’agissait d’une petite succession à recueillir : celle d’un oncle célibataire, le dernier parent qui me restât. Parce que, il faut vous dire, je suis veuf et je n’ai pas d’enfant. Je vis seul. Et j’occupe, depuis longtemps déjà, un modeste appartement aux Gobelins. L’existence que je mène n’est pas bien gaie, allez ! Quand je sors de l’étude, tout de suite le passé me reprend, le souvenir, et non pas le monde, pas le présent. Ma femme était charmante et j’ai eu de précieux amis. Tout cela : fini, mort. Depuis, je n’ai jamais pris d’autre distraction que de retrouver, le soir, après dîner, dans une brasserie du boulevard Saint-Michel, des joueurs de manille, agréables compagnons, camarades discrets mais indifférents…

Je reprends ; excusez-moi. Donc, au bout de mes huit jours, je rentre à Paris. Il était six heures ; il faisait nuit, il faisait froid, un brouillard sale, roussâtre, pénétrant, souillait les rues. Le cafard me tomba dessus avec la brume. Et j’éprouvai – cela m’arrive quelquefois – le poignant désespoir d’avoir perdu mes morts. Connaissez-vous cela ? C’est une soudaine lucidité qui, brusquement, rajeunit tous les deuils, abolit l’habitude qu’on en avait prise. Ceux qui sont partis vous manquent affreusement, comme s’ils venaient seulement de partir, et la solitude où ils vous ont laissé vous cause une souffrance intolérable…

L’autobus me mit à deux pas de chez moi. Je me bornai à déposer ma valise chez ma concierge, sans monter. J’appréhendais de revoir mon petit logis de solitaire, où ne m’accueilleraient que le froid, le silence et l’immobilité, où toute chose serait exactement comme elle était huit jours plus tôt.

La concierge me demanda si je voulais mon courrier. Je lui répondis : « Non. Je vous en débarrasserai tout à l’heure. Je ne rentrerai pas tard. »

J’avais besoin de bruit, de mouvement, de lumières. Je m’étais décidé à dîner sans plus attendre, dans cette brasserie du boulevard Saint-Michel. C’est un lieu très animé, très brillant. Mes joueurs de manille ne tarderaient pas à s’y montrer ; je ferais une partie et je rentrerais, certainement ragaillardi.

Il fait bon marcher, après un voyage en chemin de fer. Je tirai cependant au plus court, par le Panthéon et les rues peu fréquentées, assez mornes, qui l’avoisinent au sud-est. Le brouillard y régnait comme une malédiction. Épais, il roussissait le vide, dans un silence désolé, et sentait l’odeur de gaz corrompu que dégage la terre des villes, parfois, quand on la remue. Les rares passants qui me croisaient s’emmitouflaient de cache-nez, ou maintenaient sur leur visage le tampon d’un mouchoir. Leur silhouette hâtive naissait et se précisait dans le brouillard. L’un d’eux me fit songer à mon ami d’enfance, mon pauvre Seilhac, tué sous Verdun en 1917 ; l’homme estompé, fantômal, qui traversait le carrefour, devant moi, avait sa stature, sa démarche. Il disparut, vision saisissante qui jouait chimériquement à tromper le destin. « Cher vieil ami ! » pensai-je.

Mais presque aussitôt, je faillis heurter quelqu’un qui tournait l’angle et que je reconnus sans peine, malgré le foulard où son nez plongeait. C’était un de mes manilleurs, un changeur du quartier Latin, nommé Almare. Mon apparition le fit sursauter. Je le trouvai pâle, creux, avec un air malade.

« Bonsoir ! fis-je. Je rentre, j’étais en voyage. On vous verra tout à l’heure ?

– Erreur ! » grogna le passant derrière son foulard.

Sur quoi il s’éloigna, sans plus de formes.

Tout déconcerté, je le regardai se fondre dans l’air trouble.

« Eh bien ! me dis-je. Voilà qui est violent ! Non, je n’ai pas fait erreur ! C’est Almare ! C’est Almare ! Jusqu’à sa voix ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Les autres m’expliqueront sans doute cette énigme. »

Et je continuai mon chemin, tout en faisant mille suppositions à propos du changeur.

Je dînai, aux lumières, dans le brouhaha réconfortant de la brasserie. J’en étais au dessert quand le premier, M. Surmeyx, le tailleur, fit son entrée, pipe à la bouche. Il s’exclama, en me voyant :

« Hé ! Un revenant ! Il y a un siècle, mon vieux…

– Une semaine rectifiai-je. J’étais au pays, pour une succession…

– C’est donc ça qu’on ne vous a pas vu à l’enterrement d’Almare !

– Almare est mort ? bégayai-je, terrifié.

– Et enterré, d’avant-hier. Entre nous, le hasard a bien fait les choses, si c’est un hasard. Ses affaires, mon vieux, dans quel état ! On allait le mettre en faillite. Mais vous devait-il quelque chose ? Je n’aurais pas cru que cette nouvelle vous fît tant d’effet. Prenez un cognac, mon vieux, vous êtes verdâtre. »

Je préférai sortir et regagner les Gobelins au plus vite. Dans mon courrier : une grande lettre bordée de noir, le faire-part du changeur, l’invitation à ses obsèques.

Mon dîner refusa de passer et je ne dormis pas de la nuit.

J’ai su, dès le lendemain, que la situation commerciale laissée par Almare était, en effet, des plus mauvaises. Son décès lui avait épargné la correctionnelle. Et alors, voyez-vous, je me suis fait une conviction. C’est qu’il n’y eut pas de décès, et qu’on n’a inhumé – cela s’est déjà vu – qu’une bière lestée de je ne sais quoi. Voilà ma conviction, monsieur. Quant au changeur, il court toujours. N’est-ce pas votre avis ?

– Parbleu ! dis-je. Il n’y a pas d’autre explication.

– N’est-ce pas ? » fit le clerc, en m’ouvrant la porte.

Je lui serrai la main, ajoutant :

« Votre histoire n’en est pas moins curieuse ; elle m’a donné le petit frisson. Mais pourquoi n’avez-vous pas averti la justice de votre rencontre ? »

Il m’avait accompagné sur le palier et semblait poursuivre sa pensée, sans trop m’entendre.

« Pourtant, dit-il avec un sourire confus, lorsque le cafard m’empoigne et que l’absence des miens me fait trop mal, savez-vous ce que je fais ? Je vais rôder, la nuit venue, du côté du Panthéon. Ce n’est qu’une espèce de faux espoir. Je ne ferai rien, cependant, qui puisse me l’enlever… Croyez-vous ! »
 
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-cinquième année, n° 19970, samedi 26 novembre 1938 ; illustration de Charles Raymond Macauley pour The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson, New York : Scott-Thaw Company, 1904)


HOMMAGE À GASTON LEROUX : LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE VERTE

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MYSTERE CHAMBRE VERTE VERY TITRE
 

Le papier tenture était vieux rose.

Le papier du salon, bien entendu – car, pour la chambre, elle était vouée au vert, un délicieux vert Trianon.

« Oui, messieurs, déclara Mme Émilienne de Rouvres, il était à peu près deux heures du matin. Je dormais. Soudain… »

Émue au souvenir de son aventure, Mme de Rouvres frémit à ce « soudain. » Deux auditeurs, assis en face d’elle, frémirent aussi, respectueusement, avec un tact parfait. L’un était l’inspecteur Jean Martin, de la police judiciaire ; l’autre, le détective privé Marcel Fermier, attaché au service de la Cie Sirius, à laquelle un contrat d’assurances contre le vol et l’incendie liait Mme de Rouvres.

Il était dix heures du matin. Le cri des freins de triporteurs conduits « à tombeau ouvert » par des garçons bouchers ou épiciers troublait seul la quiétude de la rue des Sablons, à Paris.

« Soudain, reprit Mme de Rouvres, des craquements, dans le couloir, m’éveillent en sursaut. Je donne de la lumière : « Qui va là ? » Point de réponse : « Qui est là ? » Silence. Je vis seule, messieurs, et je ne garde ici aucune arme. Je me lève, néanmoins, et m’avance jusqu’au seuil de ma chambre. À cet instant, un individu masqué se dresse devant moi. Avant que j’aie le temps d’appeler, il se rue sur moi… »

Les traits de l’inspecteur et ceux du détective privé présentaient, avec un ensemble comique, une série d’expressions de circonstance : admiration pour la crânerie manifestée par Mme de Rouvres, anxiété en raison du danger couru, horreur, à la pensée des barbares traitements qu’elle avait peut-être subis.

Le visage de Mme de Rouvres, pomponnée, bichonnée, était coloré par un émoi rétrospectif et aussi, eût-on dit, par le reflet du papier du salon. Un Anglo-Saxon irrévérencieux eût appelé cette dame une chère vieille rose chose.

Non qu’elle fût âgée. Elle avouait la quarantaine. À peine si elle l’avait passée. Enfin, elle n’avait guère plus de cinquante ans.

C’était une personne du meilleur monde, aux appâts opulents, et qui avait été fort séduisante, vers 1910 – de même que son salon avait été du plus ravissant Louis XVI, du temps qu’un mobilier heureusement choisi le garnissait.

Hélas, les commissaires-priseurs avaient passé là, et les fauteuils tendus d’authentique Aubusson, les meubles de bois de rose marqueté s’étaient vus dispersés « au feu des enchères. » Symbole des époques fastes, seul demeurait le papier vieux rose. Et le visage, aussi, de Mme de Rouvres, hélas, avait été éprouvé par le temps, cet impitoyable commissaire-priseur de la beauté. Seuls, persistaient l’éclat de l’œil et l’incarnat des joues, rehaussés par le khôl et les fards, s’il faut tout dire.

« Donc, madame, enchaîna Marcel Fermier, cet affreux individu se rue sur vous ; il vous renverse…

– Non, monsieur le détective, rectifia Mme de Rouvres avec une moue ambiguë, non, il ne m’a pas renversée ! Il m’a bâillonnée, ligotée et assise sur un tabouret qui se trouvait dans le couloir.

– Puis, hasarda Jean Martin, il est entré dans la chambre verte ?…

– Non, inspecteur, corrigea encore Mme de Rouvres, il n’est pas entré dans la chambre verte, mais dans la salle à manger, où il s’est emparé de mon argenterie. Il a ensuite pénétré dans ce salon où nous sommes et jeté son dévolu sur une pendulette et deux chandeliers d’argent. Après cela… »

Mme de Rouvres se leva, alla écarter un paravent, tira une tenture : on aperçut un petit coffre-fort. II avait été forcé.

« Outre des papiers de famille, ce coffre ne contenait que trois mille francs. Le voleur les a pris, naturellement.

– Mais vos bijoux ?

– Je ne les range pas ici, par prudence. J’imagine que les coffres-forts attirent les cambrioleurs comme le sucre les mouches. Je garde tout simplement mes parures dans le tiroir de ma table de chevet. »

(Le système de la Lettre Volée, d’après Edgar Poe, pensa Fermier. La meilleure manière de cacher un objet, c’est de ne pas le cacher…)

Il demanda :

« Ce fut au sortir du salon que l’homme pénétra dans la chambre verte et rafla vos bijoux ?

– Grâce à Dieu, répondit Mme de Rouvres avec un profond soupir, mes bijoux sont neufs. Le voleur n’est pas entré dans ma chambre. L’imbécile s’est contenté d’y jeter un regard, du seuil, puis il est parti, avec la pendulette, les chandeliers, l’argenterie et les trois mille francs. Il m’a fallu attendre jusqu’à huit heures, c’est-à-dire le moment où arrive la femme de ménage, pour être délivrée de mes liens et du bâillon. »
 
 

*

 
 

Mme de Rouvres, à présent, s’était retirée dans la chambre verte, abandonnant le reste de l’appartement aux investigations des deux hommes.

« C’est absolument contre les règles ! grommela Fermier.

– Quoi, fit Martin, qu’est-ce qui est contre les règles ?

– Ce cambriolage ! Pourquoi le voleur n’est-il pas entré dans la chambre verte ? »

Martin fit un geste vague.

« Je ne vois pas ce que cela a de surprenant. La chambre verte a été Louis XV, comme le salon a été Louis XVI. À part le divan, la table de chevet et les chaises, il n’y reste guère que le papier tenture !

– Mais les bijoux ? Il est de notoriété publique que Mme de Rouvres possède un collier de perles et une rivière de diamants d’une valeur considérable ! Savez-vous qu’on les estime, ensemble, plus de cinq cent mille francs ?

– C’est beaucoup ! dit Martin.

– Ces parures représentent tout ce qu’il reste à Mme de Rouvres de sa fortune. Elle y tient au point que, plutôt que de les vendre, elle a préféré voir partir, l’un après l’autre, ses meubles, ses tapis, ses tableaux, et mène un train dé vie plus que modeste. Nul n’ignore cela. Le voleur devait être au courant, lui aussi !

– Bon ! grogna Martin, agacé, nous avons affaire à un apprenti, voilà tout ! Évidemment, s’il avait pu se douter que les bijoux étaient dans le tiroir de la table de chevet… »

Les méthodes du policier et du détective différaient profondément. Martin, un gros homme moustachu, appliquait les principes qu’on lui avait inculqués à la police judiciaire. Il se penchait sur les meubles, les dessus de cheminée, examinait le coffre-fort, les tiroirs du vaisselier, scrutait les parquets, étudiait la serrure de la porte d’entrée. Méthodiquement, il cherchait des empreintes, des indices.

Empreintes de pas, empreintes digitales, mégots, crachats. Même, il flairait, à la manière d’un chien de chasse. Et, certes, ce n’était pas l’odeur de violette, très 1900, que Mme de Rouvres affectionnait par-dessus tout et dont était imprégné l’appartement, que s’efforçait de déceler son sens olfactif. C’était une odeur infiniment plus vulgaire, fort éloignée du parfum – sauf pour la gent canine ! Durant ses « classes » à la P. J., on n’avait pas manqué de lui signaler que nombre de cambrioleurs ne peuvent résister à la tentation de laisser, après leur passage, une « signature » excrémentielle. Mais, nulle part, il ne constata la présence d’une telle carte de visite gauloise. Il déduisit : « Pas de déjections, l’homme est d’un niveau social assez élevé. Pas d’empreintes digitales, l’homme, pour opérer, avait passé des gants. »

Fermier, planté au centre des pièces, bornait son activité à pivoter lentement sur un talon et à laisser son regard se reposer sur les objets.

C’était un frêle jeune homme à lunettes. Abondamment nourri de lectures spéciales, il appliquait des méthodes un peu littéraires, inspirées de celles du chevalier Dupin, le héros imaginé par Edgar Poe.

Alors que le policier cherchait des indices, Fermier tâchait à préciser le mobile. Car le vol de la pendulette, des chandeliers, de l’argenterie et des trois mille francs, considéré comme but essentiel de l’expédition, lui semblait dérisoire.

Martin, de temps à autre, le regardait de biais, sardoniquement. Puis, toujours quêtant, il plongeait une main dans sa poche de veston et caressait amoureusement le fourneau froid de sa pipe.

Bien plutôt qu’un souci de bienséance inspiré par le proche voisinage de la maîtresse de maison, le respect que suscitaient chez cet homme du commun les prestigieux ameublements Louis XV et Louis XVI, disparus, sans doute, mais pour lesquels portaient témoignage le papier vieux rose et le papier vert Trianon, le retenait de fumer.

Brusquement, Fermier s’approcha de l’inspecteur.

« Vous avez sûrement lu Le Mystère de la Chambre jaune, de Gaston Leroux ? »

Martin secoua le front, négativement, et haussa une épaule.

« Si vous vous figurez que j’ai du temps à perdre à lire des romans !…

– Hé, ce n’est pas toujours du temps perdu ! »

Martin haussa les deux épaules.

« Dans son livre, continua Fermier, imperturbable, Leroux a posé ce qu’on appelle le Problème du Local Clos. »

Martin ricana.

« Je vous vois venir ! L’histoire de la pièce hermétiquement fermée, et surveillée de toutes parts, où il est humainement impossible d’entrer, d’où il est impossible de sortir sans être vu – ce qui n’empêche nullement l’assassin d’entrer et de sortir !… Ces fariboles font très bien dans les romans policiers, mais, dans la réalité… Et, en tout cas, quel rapport ?

– Eh bien, ce qui me frappe dans l’énigme de la chambre verte, c’est qu’elle est strictement la même que celle de la Chambre jaune, en ce sens qu’elle en est strictement l’inverse ! Elle pose, si je puis risquer cette expression, le Problème du Local ouvert ! En effet, le voleur de Mme de Rouvres aurait pu entrer sans difficultés dans la chambre verte, et en sortir. »

Martin s’esclaffa.

« Et il ne s’en est pas donné la peine ! C’est ça qui vous chiffonne ? Il vous en faut peu ! »
 
 

*

 
 

Un moment encore, Fermier poursuivit ses méditations, puis il exprima le désir d’examiner les parures. Elles étaient splendides. L’inspecteur Martin en fut ébloui. Longuement, Fermier demeura penché sur les bijoux. Près de la fenêtre, dans la vive clarté de cette matinée de juin, il étudia leurs reflets. Enfin, il les rendit à leur propriétaire.

Peu après, l’inspecteur et le détective privé se retirèrent. Martin était maussade. Cette affaire ne l’intéressait pas ; ce qu’il aimait, c’était les crimes, les « affaires de sang, » les enquêtes dignes de lui, et susceptibles de mettre en lumière son flair de limier. Mais ce vulgaire cambriolage ! Un exercice pour débutant, tout au plus !

Fermier, au contraire, semblait particulièrement excité.

Il dit, du ton un peu emphatique que l’on prend volontiers pour faire une citation :

« Le collier n’aurait-il rien perdu de son orient, ni la rivière de son éclat ?… »

Martin sursauta.

« Qu’est-ce que vous racontez ?

– Rien ! Je m’amusais à paraphraser un texte de la Chambre jaune où il est question d’un presbytère et d’un jardin ! »

Les épaules de Martin exécutèrent une danse frénétique, cependant que l’inspecteur considérait le détective privé avec commisération.

« Mon pauvre ami ! Vous me faites de la peine !… »

Fermier, souriant, consulta sa montre.

« Onze heures et demie. Que diriez-vous d’un apéritif ? »

Ils s’assirent à une terrasse de café.

Lentement, le Pernod se décolorait à mesure que fondait le morceau de sucre judicieusement arrosé, de loin en loin, d’une tombée d’eau glacée. Des robes transparentes passaient, habitées de jolies jeunes femmes qui les mettaient en valeur. Martin était tout au spectacle gratuit de la rue.

« On pourrait fournir une explication au mystère de la chambre verte, jeta soudain le détective privé. Supposez que les bijoux de Mme de Rouvres soient faux…

– Hein ?

– Je dis : supposez… Admettez que les parures, à une époque impossible à déterminer pour l’instant, aient été remplacées, à l’insu de Mme de Rouvres, par des copies admirablement réussies…Tant que nous y sommes, admettez aussi que le cambrioleur de cette nuit ait eu connaissance, en son temps, de cette substitution. Dès lors, nous comprenons pourquoi il ne s’est pas donné la peine d’entrer dans la chambre verte ! À quoi bon, s’il savait que les bijoux n’étaient que du « toc » ?

– L’imagination vous perdra ! » se contenta de répliquer l’inspecteur.

Derrière les lunettes d’écaille, les yeux de Fermier, le détective aux méthodes « littéraires, » lancèrent une lueur malicieuse. Il consulta encore sa montre :

« Bigre ! Une heure bientôt ! C’est le moment d’aller manger du saignant ! »

N’ayant pas lu Le Mystère de la Chambre jaune, Martin ne pouvait comprendre que Fermier, une fois de plus, paraphrasait, par ces mots, un texte du roman de Leroux. Il prit donc cette boutade au pied de la lettre et répondit sérieusement :

« Vous avez de la veine ! Moi, la Faculté m’a condamné à perpétuité aux viandes blanches ! »

Et il se mit à parler gastralgie, aérophagie, etc. Fermier l’écoutait distraitement.

Ils se séparèrent. Après une centaine de pas, l’inspecteur se retourna : il aperçut le détective en arrêt devant une librairie d’occasion. Cédant à sa passion favorite, Fermier tripotait des bouquins cornés, salis, parfaits refuges à microbes…

« La lecture le rendra maboule ! » pensa Martin.

L’après-midi, le policier dut se livrer à d’assez nombreux déplacements en ville, sans rapport avec « le mystère de la chambre verte. » En marchant, il voyait des boutiques de chapeliers, de fourreurs, de tailleurs, de gantiers, presque toutes vides de clients.

« Le voilà bien, le Problème du Local Ouvert, où personne ne veut se donner la peine d’entrer !… »
 
 

*

 
 

Mais l’inspecteur Martin fut rapidement amené à considérer le détective privé comme plus subtil qu’il ne l’avait jugé tout d’abord. En effet, l’affaire du cambriolage de l’appartement de la rue des Sablons rebondit d’une manière inattendue.

Intriguée par l’attention soutenue avec laquelle Fermier avait examiné ses parures, Mme de Rouvres, dès le lendemain, les soumit à l’expertise du bijoutier qui, de nombreuses années auparavant, les lui avait vendues. La réponse la fit presque défaillir : les bijoux étaient faux !

Mme de Rouvres déposa une plainte contre inconnu et mit la Cie Sirius en demeure de lui verser l’indemnité prévue par sa police d’assurances.

« Je crains que la compagnie ne fasse des difficultés pour payer, confia Fermier à Martin.

– Pourquoi ça ?

– Parce que, dit comiquement de détective privé, cette affaire ressemble de plus en plus à celle de la Chambre jaune, en ce sens qu’elle en est exactement l’inverse !

– Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures ! riposta Martin, bourru.

– Je ne plaisante pas !

– Alors, expliquez-vous !

– C’est très simple ! Je découvre entre les deux affaires un parallélisme d’opposition frappant. Ainsi, dans l’aventure imaginée par Leroux, le malfaiteur s’introduit dans la Chambre jaune en dépit des difficultés accumulées. Au contraire, dans le cambriolage qui nous occupe, le malfaiteur…

– Prend bien soin de ne pas entrer dans la chambre verte ! Vous m’avez déjà fait observer cela ! Et après ?

– Après ? Le parallélisme se poursuit ! Dans l’affaire de la Chambre jaune, le malfaiteur emploie son astuce à faire croire que le coup, exécuté avant, l’a été après. Inversement, dans l’affaire du collier et de la rivière, j’ai l’impression que quelqu’un a voulu nous donner à penser que le coup, exécuté après, l’a été avant.

– Quelqu’un ? Qui diable ?…

– Mme de Rouvres, parbleu !

– Vous devenez fou ?

– Enfin, inspecteur, réfléchissez une minute à ceci : Mme de Rouvres est fort loin d’être riche. Elle a grand besoin d’argent. Peu à peu, fauteuil à fauteuil, table après guéridon, elle a dû renoncer à sa chambre Louis XV, à son salon Louis XVI. Mais voici que, de nouveau, le besoin d’argent se fait sentir. Reste seulement une ressource : vendre les parures. Cela, Mme de Rouvres ne le veut pas. Elle ne peut s’y résoudre.

Elle fait donc exécuter discrètement une copie des bijoux. Ensuite, elle monte de toutes pièces un cambriolage fictif, c’est-à-dire qu’elle force son coffre-fort, se dérobe à elle-même trois mille francs, une pendulette, des chandeliers d’argent, des cuillers et des fourchettes. Après cela, lorsque nous nous présentons chez elle, elle attire notre attention sur le fait que le voleur n’a pas pénétré dans la chambre verte. Dans quel but, cette manœuvre ? Dans le but de nous amener à penser que le voleur a dédaigné les parures. Cela, afin que nous en venions à soupçonner celles-ci d’être fausses et à conclure que les vraies avaient été volées longtemps auparavant. Pour ma part, j’avoue que j’ai donné dans le panneau !

Le reste découle de ce qui précède. Découverte que les bijoux sont effectivement faux, plainte contre inconnu, et réclamation de l’indemnité à la Compagnie d’assurances. Une indemnité d’environ quatre cent mille francs… Cela vaut bien de passer quelques heures ligotée – pas trop étroitement ! – sur un tabouret !

– Pas si sotte, votre théorie ! murmura l’inspecteur. Cette mise en scène constituerait, en quelque sorte, l’alibi moral de Mme de Rouvres. »

Il réfléchit.

« À moins…

– À moins ?

– … Que rien de tout cela ne tienne debout ! J’envisage un autre coupable possible : le bijoutier qui a vendu jadis les parures. Il était mieux placé que quiconque pour exécuter des copies. Imaginons qu’il a monté le coup de cambriolage. Il n’a plus, ensuite, qu’à attendre que Mme de Rouvres, inquiétée par le fait que le voleur a dédaigné les bijoux, les lui apporte à examiner. Il procède à un échange, et le tour est joué. Qui irait le soupçonner ?

– Possible ! acquiesça Fermier. Mais, dans l’un ou l’autre cas, comment obtenir la preuve ? »
 
 

*

 
 

Quatre jours plus tard, l’inspecteur Martin la tenait, cette preuve ! Au cours d’une perquisition, il découvrit, dans un coin de la cave du bijoutier, sous un amas de boîtes de carton, la pendulette, les chandeliers et l’argenterie de Mme de Rouvres.

Ainsi qu’il fallait s’y attendre, le bijoutier protesta de son innocence, assura qu’il ignorait comment ces objets étaient venus là où on les avait trouvés, se déclara victime d’une machination.

Il n’en fut pas moins arrêté. Toutefois, il fut impossible de mettre la main sur les vraies parures.

Fermier, cependant, ne cacha pas son sentiment à l’inspecteur. Il n’était nullement convaincu de la culpabilité du bijoutier et continuait à soupçonner Mme de Rouvres elle-même.

« Elle peut fort bien avoir caché la pendulette et les chandeliers dans la cave du bijoutier !

– Allons donc ! C’est du roman, ce que vous imaginez là ! »

Une dizaine de jours s’écoulèrent.

Assidûment, Fermier montait la garde aux abords du domicile de Mme de Rouvres, il la filait, à chacun de ses déplacements.

Bien qu’aucune découverte ne vînt récompenser sa ténacité, il s’obstinait.

Enfin, un après-midi, vers trois heures, comme il se tenait à l’affût, Rond-Point de Longchamp, il fut abordé par Martin.

« Pas encore découragé ? Vous avez une constance !…

– Ma foi, mon cher, tant que les parures ne seront pas retrouvées, j’estime que l’on doit accorder le bénéfice du doute au bijoutier ! »

Martin, radieux, eut un sourire plein de condescendance. Il coula un bras sous l’aisselle du détective privé.

« Je ne passais pas ici par hasard. Je suis venu pour vous relever de faction.

– Comment cela ?

– Le bijoutier est innocent, en effet ; il vient d’être remis en liberté. Et il se trouve, figurez-vous, que Mme de Rouvres, également, est innocente !

– Vous en avez la preuve ?

– La meilleure ! J’ai mis la main sur les parures – les vraies !

– Où les avez-vous découvertes ? s’effara Fermier.

– Farceur ! C’est vous qui me posez cette question ? Je les ai trouvées dans votre chambre, soigneusement cachées sous une lame de parquet ! »

Le détective privé était devenu blême.

Martin héla un taxi en maraude.

« À la P. J. !… »

Les deux hommes prirent place sur les coussins.

« Voyez-vous, Fermier, vous avez péché par excès d’astuce. Vous avez eu grand tort d’attirer mon attention sur le parallélisme de cette affaire avec celle de la Chambre jaune. J’ai fini par acheter ce bouquin, et, moi qui ne lis jamais, je l’ai lu !

C’est alors qu’une idée m’est venue. Une idée saugrenue ! « Si le parallélisme se poursuivait jusqu’au bout ? me suis-je dit. Si le mystère de la Chambre verte se révélait, jusqu’à la fin, le contraire du Mystère de la Chambre jaune ? » J’ai voulu voir ce que cela donnerait…

Et, ma foi, cela a donné quelque chose d’assez drôle !

Dans la Chambre jaune, il y a un détective amateur et un policier officiel. C’est ce dernier, le coupable. Pour que le parallélisme d’opposition fût parfait, il aurait donc fallu, dans la mésaventure de Mme de Rouvres, que le policier – c’est-à-dire : moi ! – fût l’honnête homme, et le détective amateur – Fermier ! – le coquin !

Cette conclusion m’a bien fait rire, d’abord ! Puis, j’ai songé : « Pourquoi pas, après tout ? » La chose était parfaitement réalisable. Vous exécutiez le vol de la pendulette et des chandeliers. Le lendemain, tout en affectant d’examiner les bijoux authentiques, vous en profitiez pour les escamoter à mon nez et à ma barbe et leur substituer des copies. Après cela, vous prononciez à mon intention la phrase mystérieuse : « Le collier n’aurait-il rien perdu de son orient, ni la rivière de son éclat ?… » Puis vous dirigiez mes soupçons, d’abord sur un vol commis dans un lointain passé, ensuite sur Mme de Rouvres. À mon tour, j’évoquais la culpabilité possible du bijoutier. Vous alliez aussitôt cacher dans sa cave les objets volés. Enfin, pour corser la vraisemblance, vous vous acharniez à filer Mme de Rouvres…

L’affaire était supérieurement combinée et je n’aurais sans doute jamais deviné la solution si votre insistance à parler de la Chambre jaune ne m’avait incité à lire ce bouquin.

Soit dit en passant, vous observerez que, grâce à moi, le parallélisme d’opposition des deux affaires va être parfait !

– Que voulez-vous dire ? »

Avec un gros rire, Martin expliqua :

« Dans la Chambre Jaune, à la fin du bouquin, le détective amateur permet au policier amateur de se soustraire à l’action de la justice. Il importe que vous ne vous échappiez pas. Comptez sur moi pour cela ! »

Des menottes claquèrent autour des poignets de Fermier.

« Quand je vous le disais, conclut mélancoliquement ce dernier, que l’on ne perd pas toujours son temps en lisant des romans ! »
 
 
MYSTERE CHAMBRE VERTE VERY TITRE
 

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(Pierre Véry, in Marianne, grand hebdomadaire illustré, quatrième année, n° 188, mercredi 27 mai 1936)


UN HOMME, UNE COLLECTION : L’ÂGE D’OR

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Ami d’André Breton et du groupe surréaliste qu’il rejoint dès 1934, Henri Parisot, traducteur consacré de Lewis Carroll, de Coleridge, de John Keats, a créé il y a de cela près de trente ans, à travers « L’Âge d’or, » plus qu’une collection : une « Arche de l’imaginaire » selon une formule de Breton, une bibliothèque idéale consacrée à la littérature et la poésie fantastiques.

La première collection « L’Âge d’or » voit le jour en 1945, aux éditions de la revue Fontaine ; paraissant sous une couverture de Mario Prassinos, c’est là que sont publiés entre autres : Thalassa dans le désert, de Francis Picabia ; Le Campanile, d’Herman Melville, dans une traduction de Pierre Leyris ; Au pays des Tarahumaras, d’Antonin Artaud ; Premières Alluvions, de René Char ; Liberté d’action, d’Henri Michaux.

Vers 1948, « L’Âge d’or » se poursuit aux éditions Robert Marin, avec, entre autres, La Lampe dans l’horloge, d’André Breton et Lettres aux enfants, de Carroll.

En 1950, « L’Âge d’or » regroupe une série d’ouvrages qui paraissent sous une couverture de Max Ernst, aux éditions Premières cette fois : Psyché, d’Alberto Savinio, Tranches de savoir, d’Henri Michaux, La Chasse au Snark, de Lewis Carroll, pour ne citer qu’eux.

Vers 1960, Henri Parisot propose à Flammarion de reprendre sa collection.

Après Hebdomeros, de Giorgio de Chirico, les Contes fantastiques complets d’E. T. A. Hoffmann, Villiers de L’Isle-Adam, les ouvrages paraissent sous une couverture originale de Max Ernst et parmi ceux-ci : Vie des fantômes, d’Alberto Savinio ; les Aventures d’Alice au pays des Merveilles, de Carroll ; Les Poèmes d’Edgar Allan Poe ; La Fille de Rapaccini, de Nathaniel Hawthorne.

De la féérie à l’humour noir, pour Henri Parisot il s’agit avant tout de publier pour le plaisir, pour se faire plaisir et faire plaisir : le rêve d’un seul homme.
 

Henri Parisot, il y a entre vous et la collection « L’Âge d’or » une longue histoire. Pourquoi ce titre ? Est-ce une allusion à un âge mythique, disparu ?
 

Je crois que ce titre a un peu le sens que vous lui prêtez. Il s’agit en tout cas de publier des ouvrages qui selon mon goût représentent une certaine qualité.
 

Dans la collection « L’Âge d’or, » j’entends dans sa forme actuelle chez Flammarion, à part quelques titres comme Vie des fantômes, de Savinio, Le Cornet acoustique, de Léonora Carrington et Hebdomeros, de Chirico, l’essentiel de la production fait appel à des ouvrages du XIXe siècle.
 

Il faudrait peut-être d’abord un peu éclaircir les choses. Le propos de ma collection est avant tout de réunir certains textes, un certain nombre d’œuvres inconnues ou insuffisamment connues dont les auteurs se sont efforcés non pas de refléter les seules apparences mais d’aller au-delà de celles-ci. Le fantastique est selon moi l’une des manifestations de cette réalité intérieure dont la quête seule à mon sens justifie que l’on prenne la peine de lire. Mais le merveilleux, l’humour, ont eux aussi leur place dans une collection comme celle-ci qui entend explorer les domaines les plus divers de la poésie et de l’imagination. À vrai dire, les auteurs qui m’intéressent le plus sont les précurseurs du surréalisme, ceux dont Breton avait parlé dans sa fameuse liste : Lisez, ne lisez pas. Breton conseillait de lire Swift plutôt que Molière, Huysmans plutôt que Daudet. J’ai repris l’idée de Breton et j’ai voulu réunir dans cette collection des œuvres à la fois surréalistes et fantastiques, ou présurréalistes. Dans le terme surréaliste, j’inclus le fantastique, l’humour, l’humour noir, le « nonsense, » le merveilleux, tout ce qui m’est personnellement agréable.

La seule littérature qui me parle vraiment est la littérature fantastique. Carroll est un conteur fantastique. Breton adorait Carroll. Je me suis intéressé au surréalisme à partir de 1934. Cette collection reflète une grande partie de mes goûts, de mes croyances. Les précurseurs du surréalisme : Lewis Carroll, Coleridge, Edgar Poe méritent plus sûrement le nom de surréalistes que certains surréalistes eux-mêmes.
 

Au moment de la création de la collection chez Flammarion, vers 1960, quelle a été la réaction du public ?
 

Assez tiède, il faut l’avouer. Vous savez, le public que je touche, et je le regrette, est un petit public, je ne dirais pas non plus un public d’initiés, mais un public d’amateurs.

J’ai longtemps, naïvement sans doute essayé de faire connaître ce que j’aimais, de faire partager mes goûts. Je crois qu’il faut que je m’arme de patience.
 

Pensez-vous que votre collection, qui touche, comme vous l’avez dit vous-même, un petit public, soit une collection « difficile » ?
 

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une collection difficile. Ce n’est pas là vraiment que se situe le problème. Ma collection fait appel en grande partie à des ouvrages traduits. Je crois que c’est la conception même de la traduction qui est à revoir en France. Lorsque l’on touche au domaine de la traduction, on se trouve face à deux grands problèmes : d’une part, le fait que certaines grandes œuvres ne soient pas traduites, et, d’autre part, et cela est lié, que nombre de traductions existantes soient très médiocres. Effectivement, la traduction est très mal payée. Le travail d’un traducteur, pour être rentable, devrait être fait en un minimum de temps. J’ajouterai toutefois que je ne pourrais jamais vivre de mes traductions. J’ai toujours gagné ma vie autrement. J’ai toujours traduit pour mon plaisir.

Un livre de Henry James par exemple, doit être aussi bien écrit en français qu’il l’est en anglais.

À chaque réédition, mes propres traductions sont revues et corrigées.

Je crois qu’il faudrait avant tout que le public prenne conscience qu’une traduction n’est pas un sous-produit de la littérature. En outre, le public, en partie le jeune public, a découvert la science-fiction au détriment du fantastique. Il y a d’ailleurs une confusion qui s’est établie ; on parle souvent de fantastique, alors que l’on pense à la science-fiction.

Pour moi, le fantastique s’arrête à Lovecraft. Si ma collection pouvait un peu remettre les choses en place, cela ne me déplairait pas tout à fait.
 

Il y a dans les ouvrages de votre collection, à travers l’absence d’images un certain parti pris d’austérité. Vous avez publié les Contes d’Hoffmann, Lewis Carroll : Hoffmann avait Callot, Lewis Carroll avait Tenniel…
 

C’est vrai. Mais, dès qu’il s’agit d’images, on se heurte à toutes sortes de difficultés avec les éditeurs. Il y a eu chez Aubier-Flammarion une publication de l’ouvrage de Carroll illustré par lui-même et celle de La Chasse au Snark, à la revue Fontaine, en 1946 qui comprenait des illustrations de Max Ernst.

C’est dommage, bien sûr. Je pense que l’image, surtout lorsqu’il s’agit de très belles gravures, est un support au texte, une référence en quelque sorte.

La première publication que j’avais faite de La Chasse au Snark, à la revue Fontaine, en 1946, était accompagnée d’illustrations de Max Ernst.
 

Depuis que cette collection existe chez Flammarion, à part les trois premiers ouvrages, la couverture dessinée par Max Ernst a toujours été un point de repère. En janvier 1976, un changement notable vient d’y être apporté : La Porte de pierre de Léonora Carrington paraît sous une couverture plus classique, plus anonyme, qu’est-ce que cela a provoqué en vous ?
 

La couverture de Max Ernst a de tout temps été un fétiche pour moi. Max Ernst avait eu la générosité de me l’offrir. J’ai tout d’abord déploré ce changement. Puis la réaction d’amis comme André Pieyre de Mandiargues m’a rassuré. Il est vrai que le dessin d’Ernst ne permettait pas de donner suffisamment de place au titre, au nom de l’auteur, etc.
 

Passer de Max Ernst à une couverture de type plus classique veut-il dire que dans le choix de vos œuvres, vous allez céder la place à une forme plus traditionnelle de littérature ?
 

Non, certainement pas. Sinon, je crois que je ne poursuivrai pas cette collection. Mes projets actuels vont en tout cas dans le sens de la collection. Il y a d’abord un second volume de Lettres aux petites filles, suivi de Fantasmagories de Lewis Carroll, un poème presque intraduisible, et, dans le même volume consacré à Carroll, Alice à la scène, un commentaire que Carroll a écrit sur Alice.

Puis, je souhaiterais inclure l’ouvrage de Gisèle Prassinos, Trouver sans chercher, un recueil de ses premiers textes : ceux qu’elle a écrit entre treize et dix-sept ans, qui sont des textes surréalistes, très singuliers, très étranges. C’était le moment où Breton l’appelait l’enfant prodige.

C’est moi qui ai fait connaître Gisèle à André Breton. Je lui ai apporté ses textes au café de la place Blanche où nous avions l’habitude de nous rencontrer avec Paul Eluard, René Char, Benjamin Péret. Breton a été émerveillé.
 
 
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Ensuite, paraîtra sans doute un recueil d’Histoires courtes, de Léonora Carrington. Léonora, je l’avais rencontrée chez Max Ernst, un matin, en 1937, rue Jacob.

J’avais publié en 1938 son tout premier texte, Un Divertissement, qu’elle avait lu en présence de Max Ernst.

En 1946, je publiais dans ma revue des Quatre vents l’une de ses pièces, Pénélope.

Puis il y a eu un court texte intitulé La Débutante, dans L’Anthologie de l’humour noir de Breton. Avec le dernier paru : La Porte de pierre et les Histoires courtes, je ferai en quelque sorte une boucle.

Enfin, parmi les prévisions il y a aussi des Contes fantastiques, de Hawthorne, une suite à La Fille de Rappaccini. Vous voyez, ce ne sont pas des projets tout à fait conventionnels…
 

En tant que directeur de collection, êtes-vous pleinement responsable des ouvrages que vous proposez ?
 

En un sens oui, c’est moi qui établis le texte, qui m’intéresse à la fabrication du volume que j’ai choisi, proposé, jusqu’à sa vente. Je suis un « editor » avec certaines limites.

Je dois me mettre d’accord avec la direction pour le choix des titres, avec la fabrication pour la mise en pages. Par contre, j’ai obtenu que les textes soient imprimés en gros caractères. Pour moi, pour qu’un texte ait son importance, il faut qu’il ne fatigue pas les yeux, une écriture microscopique ne me permet pas de jouir pleinement d’un texte. Je crois que c’est une question de « contact » presque matériel avec le texte.
 

Est-il important pour vous que ces textes soient centrés autour d’une collection ?
 

Pour moi, une collection est une façon de faire valoir un point de vue littéraire. Ou, si vous voulez, une manière de s’exprimer. Je propose donc ce que j’entends personnellement par littérature. L’idéal même pour moi, ce serait de faire une revue, et d’extraire de cette revue des textes que l’on publierait en plaquettes. Un peu ce que je faisais dans la revue des Quatre vents, où avaient paru trois numéros spéciaux sur le surréalisme, un numéro consacré au merveilleux et à la poésie romantique, etc.
 

Quel est le tirage de départ des ouvrages de votre collection ?
 

Quatre mille exemplaires de départ environ, je pense. Mais certains ouvrages comme Alice ont fait l’objet de nombreuses rééditions. Le rythme de parution est d’environ un ouvrage tous les six mois. Ce sont des textes difficiles, il faut les découvrir, les traduire, les mettre en place. Je pense au Diable amoureux, de Cazotte. C’était un texte ancien (il remonte au XVIIIe siècle). Je l’ai republié intégralement en y ajoutant un fragment d’Olivier, texte aussi remarquable que Le Diable amoureux.
 

Comment expliquez-vous qu’à un certain moment on « découvre » un auteur ?
 

Prenons le cas d’Artaud. Artaud était tout à fait méconnu avant la guerre, puis il y a eu son internement, les fameuses lettres de Rodez qu’il m’a écrites et que j’ai publiées. Un commencement de scandale, une série d’articles publiés dans la revue « K » que je dirigeais avec Alain Gheerbrandt, ont fait connaître Artaud.

On l’a découvert à ce moment-là. Le cas d’Artaud est sans doute peu courant, mais il montre à quel point la Presse peut créer un mouvement d’opinion, peut influencer le public.
 

Que pensez-vous de la littérature aujourd’hui ?
 

La littérature de poètes et d’écrivains est plus ou moins remplacée aujourd’hui par une littérature de journalistes. Cinq écrivains sur dix publiés sont des journalistes ou des essayistes. Ce que je dis n’est pas péjoratif. Mais, par rapport à la littérature, cela me semble fâcheux. Bien sûr, il y a des exceptions, des collections de recherche comme celle de Lambrichs. Mais, malgré cela, la vraie littérature est remplacée par une littérature d’actualité, où l’écriture n’a plus vraiment sa place. Plus que jamais, il me semblerait souhaitable de réagir un peu. Je ne crois pas à la manière dont on s’y prend actuellement pour défendre la littérature, je pense en particulier au battage des prix littéraires. Réglementer la réussite, c’est d’une certaine manière tuer la littérature.
 
 

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(in Bibliographie de la France, journal officiel de la librairie, « Chronique, » cent soixante-cinquième année, sixième série, n° 10, 10 mars 1976)


LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (11) : L’ÉTRANGE FORÇAT

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SIR2
 

Je lisais, sur la dune, un matin. Ou plutôt, le livre ayant glissé dans l’herbe dure, je goûtais le charme vigoureux du paysage marin, balayé par une forte brise. Couché sous un chêne-vert, à l’abri d’un tertre bleuté de chardons, j’entrevoyais un bout de l’immense plage déserte et un coin de mer houleuse. Le vent charriait un sable invisible et faisait derrière moi, dans la forêt de pins, un grondement qui se confondait avec celui des flots.

« Salut ! » fit la voix guillerette de
 Stéphane.

Ses espadrilles se posaient sans bruit sur le sol sablonneux.

« Tu viens du bourg, Stéphane ? Quoi de neuf ?

– Eh ! eh ! Quelque chose, aujourd’hui ! Un forçat s’est évadé du dépôt.

– Non ?

– Parole. Ce matin. Tout à l’heure. L’île est en émoi, l’alarme donnée dans les ports. L’homme ne s’est pas encore embarqué, on en est sûr. Il n’a pas, non plus, traversé le pertuis à la nage. Et sais-tu qui c’est ? Devine !

– Néris, parbleu ! Du moment que tu prends ce ton !

– Tout juste ! Néris. Ah ! on n’en 
a pas fini avec ton lascar !… Eh bien,
 ça te trouble ?

– Oui, ça me trouble. Après tout, je suis toujours son avocat. Rien ne m’est indifférent de ce qui touche mes clients… Et puis, Néris…. Je ne saurais te dire… Je ne peux pas m’expliquer… Enfin…

– Enfin, il t’est très sympathique !

– Non, ce n’est pas cela. Mais il m’intéresse passionnément. Il m’intéresse depuis la première fois que je l’ai vu, à la prison de Bayonne. On m’avait désigné d’office pour le défendre. La cause ne me souriait guère…

– Je te crois ! Une baigneuse sauvagement assassinée, en pleine eau !

– Oui. Vilaine affaire, c’est vrai, dis-je rêveusement. On entendit un grand cri et on aperçut Mlle Barjot – la ravissante Mlle Barjot dont les costumes de bain faisaient sensation – qui se débattait assez loin de la rive, dans les bras d’un homme. Nul doute : elle appelait au secours. Une dizaine de baigneurs nagèrent vers elle. Il y eut, dans l’eau, une lutte homérique, à la suite de laquelle on ramena le cadavre de la jeune fille étranglée et le corps inerte d’un grand garçon à moitié mort, assommé par ses agresseurs. Il était nu ; son maillot avait dû céder au cours de la bataille. Il ne rouvrit les yeux qu’au poste de police. C’était un paysan bourru et idiot, incapable de s’expliquer. On n’a jamais su comment il avait pu se glisser parmi les baigneurs élégants. Personne ne le connaissait. Son identité n’a jamais pu être établie. J’ai fini par l’appeler Néris, en interprétant une exclamation gutturale qu’il répétait volontiers…

– Bah ! Son imbécillité lui a servi !

– Assurément. Tout autre eût été 
condamné à mort. On ne guillotine pas
 un simple d’esprit.

– Mais toi, voyons, franchement, tu n’en as rien tiré pendant tes entrevues avec lui ?

– Jamais. Rien. Il se tassait dans un coin de sa cellule, l’air farouche… Il est beau, merveilleusement fort. Ses yeux sont d’un vert bizarre. Son teint, avant l’incarcération, était celui des pêcheurs de la côte. Ah ! oui, il m’a intéressé tout de suite. Et j’ai souvent pensé à ce bestial Apollon depuis que je suis ici, sachant qu’il attendait, au dépôt des forçats, son embarquement pour la Guyane… J’avais plaidé de tout mon cœur, aux Assises, persuadé qu’il n’était pas responsable de ses actes, certain que nous avions affaire à un être… comment dirai-je ?… innocemment monstrueux…

– Allons donc !

– Oui. Ah ! je sens : tu ne peux pas me comprendre ! Nul ne peut me comprendre. Mais moi qui ai passé des heures en sa compagnie…

– Eh bien ?

– Eh bien, je le considère comme hors-la-loi… Mais tu continues à ne pas me comprendre. Ah ! comment formuler ce qu’on ne fait que ressentir confusément ?… Tiens, ce goéland qui passe dans le ciel, il est hors la loi des hommes, n’est-ce pas ? Eh bien, Néris est dans le même cas…

– Écoute ! » fit Stéphane tout à coup.


Je prêtai l’oreille. Un bruit tumultueux se rapprochait sous bois.

« Regarde ! » chuchota Stéphane, le
 doigt tendu.

Je vis alors, traversant la dune et courant vers la mer, un homme qui arrachait ses vêtements de forçat et les abandonnait derrière lui : Néris, rapide, souple, athlétique…

Un officier à cheval galopait à ses trousses. Deux gendarmes parurent, leurs bicyclettes à la main, à cause du sable. Puis quelques gardiens du dépôt. Une dizaine en tout.

L’officier criait au fugitif :

« Arrête ! Arrête ! »

On entendit un coup, de revolver, qui ne fut suivi d’aucun effet.

« Ne tirez pas ! clama l’officier. C’est inutile. Vous voyez bien qu’il est pris. Formons une ligne au bord de la mer. Il faudra bien qu’il sorte de là ! »

En effet, de ce côté de l’île, c’était l’Océan formidable, – l’Océan jusqu’à l’Amérique…

Cependant, Néris, nu comme un dieu, s’avançait dans la mer, à longues foulées.

« Le voilà perdu, dit Stéphane.
C’est une idée de bête traquée, le bat-
l’eau du cerf, hallali courant ! »

Mais quand Néris eut de l’eau à mi-corps, il plongea sous la crête écumeuse d’une lame, et…

Et nous ne devions pas le revoir.

Si loin que nos regards se portassent sur la solitude mouvante, aucune tête humaine ne reparut. Le forçat ne prit pied sur aucun point de l’île ni du littoral, où la surveillance la plus vigilante fut établie ; et les marées suivantes ne roulèrent sur les plages aucune dépouille mortelle.

Néris a-t-il coulé bas de telle sorte qu’un courant se saisit de son corps ? Cela est fort improbable. Mais on peut se livrer, sur sa disparition, aux hypothèses les plus variées.

La mienne… J’ose à peine l’exprimer.

Car depuis le début de cette affaire criminelle et insolite, ne m’étais-je pas laissé suggestionner par certaines apparences et ambiguïtés ? N’avais-je pas revêtu d’un éclat merveilleux et d’un reflet d’écailles la personnalité de cet étrange Néris ? N’avais-je enfin suivi qu’un rêve de ma subconscience en lui prêtant ce nom presque néréidien, ce nom qui, lu à l’envers, retourné comme par un miroir mystérieux, donne le mot « Siren, » trouble et suggestif comme un songe ébauché ?
 
 

_____

 
 

(Maurice Renard in L’Intransigeant, « Les Contes de l’Intransigeant, » quarante-sixième année, n° 16470, mardi 8 septembre 1925)


LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (12) : LA SONNETTE

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sonnette
 

Une sourde puissance, je ne sais quel instinct profond et irrésistible, me poussait à revenir au berceau de mon enfance. J’étais affreusement las, désabusé. La vie – toute une vie– m’avait trompé. Mon passé n’était tissu que de défaites, et la vieillesse, pourtant, m’avait déjà saisi de ses doigts secs.

De tous mes biens, il ne me restait que la vieille maison campagnarde où mes jeunes années avaient gambadé dans l’ensoleillement des étés lointains… Je voulus la revoir après vingt ans. Ce fut tout à coup un désir impérieux, dont les raisons se mêlaient en moi confusément. Il me semblait que j’allais retrouver là-bas toutes sortes de douceurs mélancoliques, quelque chose des morts qui m’avaient tant chéri, un peu de tendresse familiale, ne fût-ce qu’en poussière, et, demeurée là, éparse, fantomale, ma jeunesse bien-aimée qui m’offrirait, pour y pleurer, son épaule d’ombre… Qu’était-ce, véritablement, que ce pèlerinage ? Qu’allais-je chercher dans la vieille maison fermée depuis vingt ans ? Un réconfort ? Une caresse ? Un appel à l’énergie ? Un voluptueux surcroît de douleur ? Une invitation à la retraite ?

Je pris le train. Je voyageais vers le passé. Une voiture villageoise m’attendait à la station où je descendis. Enfin, le vieillard qui, depuis vingt ans, gardait le domaine, ouvrit pour moi le portail vermoulu et la maison décrépite.

Le matin rayonnait. Par les fenêtres si longtemps closes, le grand soleil dardait sa lumière véhémente ; et les bonnes vieilles choses, éblouies, m’en paraissaient gênées, au point que je leur prêtai des yeux clignotants.

La maison, que les paysans appelaient « le château, » était vaste. Je passai d’abord de chambre en chambre avec une hâte singulière, impatient d’avoir parcouru le logis et de m’être assuré que rien ici n’avait changé, d’un bout à l’autre et du haut en bas. Avais-je donc grandi depuis vingt ans ? Ou bien la demeure avait-elle fini par se ratatiner comme une centenaire qu’elle était ?… Ce fut ma première impression, aussitôt noyée dans l’afflux tumultueux des souvenirs. Surgi du décor et de ses arômes, un monde d’apparition émouvantes se levait dans mes pas. L’escorte de mon enfance m’entourait d’une foule irréelle et flottante. Une émotion exquise et pourtant funèbre me tenait à la gorge. Et maintenant il me tardait de reprendre ma visite en détail et d’interroger chaque objet sur ce qu’il savait de moi-même.
 
 

*

 
 

Le soir me trouva dans le salon. C’était l’heure où jadis les domestiques allumaient ces lampes dont les globes ne s’éclairaient aujourd’hui que d’un reflet du couchant. Je boutai la flamme à toutes les bougies des candélabres, je me laissai tomber dans un fauteuil qui gémit ; c’est alors que mes yeux, fatigués par toutes les visions d’une triste existence, fixèrent l’une des cordelières rouges qui pendaient de chaque côté de la glace, au-dessus de la cheminée. L’une d’elles ne servait à rien, on ne l’avait posée là que pour la symétrie ; l’autre était un cordon de sonnette.

Je me levai, ému de tout ce que mon geste allait réveiller ; je tirai la torsade soyeuse qu’un gland terminait par de longs effilés. Des grincements coururent le long des corniches, et très loin, tout là-bas, dans l’office, une clochette tinta mélancoliquement.

Ma solitude revêtit une sorte de deuil. Ah ! sonnette ! Sonnette agitée au fond du temps !… Je me rappelais…

Ces sonnettes surannées gardaient à mes yeux un prestige bizarre. Elles évoquaient une étrange frayeur enfantine. Autrefois, sur mes instances, c’était à moi que ma grand-mère laissait le soin de sonner les gens. Monté sur un tabouret, j’étais fier de saisir, de mes deux petites mains, le gland qui crissait, et de provoquer dans le lointain des aîtres cette musique tintinnabulante qui faisait accourir, dans telle ou telle chambre, Barbe ou Clémentine, Dominique ou Constant…

À cette époque dorée, ma grand-mère entretenait un train de six domestiques. Chacun d’eux venait aux ordres selon le nombre des coups de sonnette. Il m’arrivait donc d’avoir à sonner six coups de suite (c’était, il m’en souvient, pour la cuisinière).

Mais, un jour, il m’échappa :

« Et si je sonnais sept coups ?

– Si tu sonnais sept coups, me dit ma grand-mère qui ne badinait pas avec l’éducation, c’est le diable qui viendrait, pour t’emporter !… »

Le diable ? J’en restai tout interdit. Et jamais, malgré de fréquentes envies, malgré de terribles tentations, jamais je n’avais eu l’audace de sonner les sept coups redoutables, persuadé qu’au septième Satan serait sorti de la cheminée pour m’entraîner aux Enfers.

Or, ce soir-là, ce soir de détresse et de désespérance, l’idée baroque me vint de jouer avec mon ancienne terreur, d’enfreindre la puérile défense de feu ma grand-mère. Un sourire, dont je sentis la tristesse, effleura mes lèvres ; et je tirai sept fois la sonnette d’antan.

Je savais bien, je savais trop que personne ne viendrait, surtout vêtu d’écarlate, « l’épée au côté et la plume au chapeau. » Personne ne vint, en effet – du moins de telle sorte que je pusse m’en apercevoir.

« Oh ! ma douce, ma mystérieuse et naïve enfance ! pensai-je seulement. Qu’ai-je fait de toi ? »

Plongé dans une amère rêverie, je regardais douloureusement le câble de soie dont ma main serrait encore l’extrémité… Ce câble constituait, somme toute, une excellente corde, solide et suffisamment longue… On l’eût passée fort aisément dans cet anneau qui marquait le milieu du plafond, au centre d’une rosace…

« Mourir ! Oui, oui, me dis-je, voilà pourquoi je suis venu ! »

D’une secousse, je rompis l’attache supérieure de la cordelière. La clochette éloignée eut un sursaut retentissant et la corde rouge tomba dans mes mains.

Je fis un nœud coulant.

Mais une voix intérieure – une voix de vieille dame péremptoire  – me dit tout à coup avec une netteté extraordinaire et une ironie sans pareille :

« Eh bien, tu vois : le diable est venu, mon garçon ! »

Vraiment, je me sentis glacé de la tête aux pieds. Le crime que j’allais commettre sur moi-même m’épouvanta… Je rejetai le cordon de sonnette avec son nœud coulant, et je crois bien avoir murmuré quelque chose comme : « Vade retro, Satana ! » tellement j’étais las et faible, en ce soir lugubre où j’ai chancelé.
 
 

_____

 
 

(Maurice Renard in L’Intransigeant, « Les Contes de l’Intransigeant, » quarante-sixième année, n° 16449, mardi 18 août 1925 ; repris en volume dans Le Carnaval du mystère, Paris : Georges Crès et Cie, 1929)



LA PLANTE, LE SUC ET LA BÊTE

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À Maurice Renard.

 
 

Quand le jeune prince Zorab monta sur le trône d’Alvousie, il reçut en grande pompe les généraux de son royaume et leur tint ce langage :

« Messieurs, vous êtes les premiers d’entre mes sujets. Ce qui fait la solidarité d’un État, c’est la force de son armée. Veillez à la rendre plus puissante, plus glorieuse et plus redoutable. Vous aurez bien mérité de votre souverain. »

Les généraux se retirèrent, le cœur gonflé d’un orgueil martial. Ils voyaient en rêve, les guerres prochaines, les frontières élargies, l’Alvousie accrue de territoires, de richesses et de soldats. Chacun d’eux supputait déjà les récompenses et les honneurs dont il serait comblé, tant il est vrai que, chez l’homme, la vanité n’est que trop souvent l’aiguillon du devoir.

Le roi manda ensuite les savants. Il en vint de très vieux, bossus et chenus, à dos de mule ou à dos de chameau, des plus lointaines cités du royaume. Le jeune monarque les accueillit avec plus de hauteur et leur dit :

« Messieurs, votre sapience vous range à la suite des généraux. Votre savoir nous est précieux puisque la guerre ne saurait, aujourd’hui, se passer de l’état de la science. Travaillez à perfectionner nos armes : telle est ma volonté. »

Les vieillards se retirèrent un peu désappointés, car le roi ne leur avait pas dévolu la première place. Ils se jurèrent de prendre le pas sur les généraux en travaillant à rendre épouvantables autant qu’impersonnels les moyens de combat. Le plus vieux et le plus voûté des savants, qui était secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, s’écria, sarcastique :

« Nous sommes les cerveaux. Les généraux ne sont que les bras ! À qui donc revient la primauté ? »

Enfin, le jeune monarque convoqua les philosophes. On en comptait une douzaine tout au plus, car la sagesse ne florissait guère au royaume d’Alvousie. Ils étaient morveux, baveux, nerveux et verveux ; quelques-uns, même, d’esprit creux. Ils se chamaillaient si bruyamment en gravissant les degrés du palais que les gardes crurent à une bande de factieux et pointèrent leurs baïonnettes vers leurs poitrines.

« Messieurs, fit le roi Zorab, je ne puis vous assigner proprement aucun rang dans la hiérarchie sociale. Vous êtes des rêveurs plutôt que des gens sérieux. Ne voyez point un reproche trop sévère dans ces paroles : il faut rire après les affaires graves et je vous tiens pour de prodigieux amuseurs. Vous savez dire les choses les plus austères avec les paraboles les plus exquises. Je veux sur-le-champ éprouver votre esprit. Que votre doyen s’avance. »

On vit alors le vénérable Bouranab se détacher du groupe de ses confrères et marcher d’un pas ferme vers les marches du trône.

« Vieillard, reprit le jeune monarque, conte-nous l’histoire merveilleuse des hommes. »

Bouranab se redressa, autant que lui permettait son grand âge, rajusta sa tunique marmiteuse et commença :

« Sire, les hommes étaient nus et barbares. Ils se nourrissaient des racines de la terre et de la chair des animaux contre lesquels ils luttaient au sein des forêts immenses. Ils étaient la proie des bêtes féroces et leur sort était misérable lorsque Jéhovah leur fit don d’une plante précieuse dont ils tirèrent un suc merveilleux, capable à la fois de leur apporter la clé des énigmes et d’améliorer leur sort matériel.

Les hommes, donc louèrent hautement Jéhovah et cultivèrent la Plante. Ils en exprimèrent le Suc qui, versé sur le sol, défricha les landes et fit pousser les moissons. Répandu sur les rochers, il les délita, en rassembla les blocs et fit les cabanes et, plus tard, les maisons, les pont jetés sur les fleuves et jusqu’aux palais des rois. Il fit sortir des entrailles de la terre les minerais et créa les métaux qui servirent à façonner le soc des charrues et le fer des haches que les hommes levèrent contre les bêtes de proie.

Le suc, baignant les roseaux, fit la syrinx par quoi l’homme apprit le chant et le rêve. Du papyrus des bords du Nil, il fit le sublime réceptacle de la pensée. Il transforma en étoffes la laine des brebis, en cuir la peau des rennes et des aurochs. Il fit jaillir du bois la flamme que rêvèrent tous ceux qui lèvent la tête vers le ciel, parce qu’elle réchauffe et répand, dans les ténèbres, les rayons de Jéhovah.

Les hommes avaient découvert, au temps lointain qu’ils habitaient les cavernes, une Bête malfaisante qui, de ses crocs et de ses griffes, faisait œuvre de mort. Ils éprouvèrent qu’en l’abreuvant du précieux Suc, elle gagnait en force et en férocité. Les hommes aiguisèrent ses instincts au dépens de leurs semblables : des millions d’hommes furent, au cours des âges, engloutis par la Bête.

Les hommes, cependant, avaient cultivé la Plante au point qu’elle couvrait la terre entière de floraisons épanouies. Si abondant était le Suc qu’il produisait des merveilles : le monde se parait d’industries prestigieuses et le sort des humains était si beau et si enviable que les dieux de l’Olympe eussent semblé, par comparaison, de piteuses créatures.

Mais, hélas, les hommes avaient continué à nourrir la Bête monstrueuse. Chaque peuple s’appliquait à la conquérir. Tous l’abreuvèrent de Suc en telle profusion qu’elle devint épouvantable et décima des peuples entiers.

Rien, Sire, n’arrête un torrent déchaîné. Voulant gagner la Bête, tous les hommes la servirent au point que tout le Suc de l’univers fut employé à gaver le monstre. Est-il besoin, Sire, que je dépose aux pieds de Votre Majesté le dénouement de cette histoire ? »

Le vénérable Bouranab s’arrêta et, dans ses yeux bridés par l’âge, passa un éclair de ruse. Derrière lui, – il l’avait prévu, – ses collègues piaillaient à l’envi.

« La Bête est devenue formidable et a dévoré tous les hommes ! cria l’un d’eux.

– Non, rétorqua un autre ; la Bête s’est gorgée jusqu’à crever. Et les hommes sont morts d’inanition autour d’elle, après lui avoir jeté en pâture leurs dernières gouttes de Suc ! »

Le roi, à ce moment, partit d’un grand éclat de rire.

« Rhéteurs admirables ! dit-il, il importe fort peu que je choisisse entre ces dénouements. Le résultat n’est-il point le même ? Tous les hommes sont morts par la Bête !… À présent, vieillard, éclaire ton apologie et explique-nous ce que sont cette Plante, ce Suc et cette Bête mangeuse d’hommes. »

Les vieilles joues de Bouranab, ridées et jaunes comme les parchemins des zélés bénédictins du moyen âge, s’empourprèrent de joie et il répondit, prosterné :

« Sire, votre sagesse est grande. Les deux dénouement aboutissent au même désastre. La Plante, c’est l’intelligence ; son Suc n’est autre que la Science. Et dans la Bête, vous aurez reconnu la guerre, qui engloutira un jour toute l’humanité, à moins que les hommes ne préfèrent mourir de misère en concentrant vers elle toutes leurs énergies… »

Les paupières du jeune roi se mouillèrent et il s’écria :

« Vieillard, tu es le premier de mon royaume ! Fais revenir les savants, éclaire-les de tes lumières, défends-leur d’asservir leur science à la guerre ! J’ordonne qu’on t’obéisse ! »

À ce point comblé, Bouranab fit pousser l’olivier sur la terre d’Alvousie. Et comme cette plante est douce et charmante, elle envahit, dit-on, le pays d’alentour et gagna tout l’univers. Ainsi fleurit la paix entre les hommes…

Mais ce récit est fait, hélas, pour les âges futurs…
 
 
gourmet
 

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(Henri-Jacques Proumen, « Contes et nouvelles, » in Le Populaire, quotidien du parti socialiste (S. F. I. O.), treizième année, n° 2863, mardi 9 décembre 1930 ; repris dans le n° 3325, mercredi 16 mars 1932 ; illustrations de Marcus Behmer [sous le pseudonyme de Maurice Besnaux], pour la revue de Franz Blei, Der Amethyst, n° 6-7, mai-juin 1906)


VA’HOUR L’ILLUMINÉ

LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (13) : SOUS LE JOUG DU RÊVE

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Blagny s’éveilla.

« Encore ce rêve, dit-il, toujours cette maison !… »

Depuis qu’il avait l’âge de rêver et de se souvenir, Blagny était hanté, certaines nuits, par une vision dont l’étrangeté résidait surtout dans la répétition et dans la persistance : il entrait dans une vaste demeure sévère, il y gravissait un escalier, parcourait des corridors, de longs corridors percés de portes toutes semblables. Dans ces aîtres régnait une lumière diffuse, comme poussiéreuse. Blagny marchait dans les galeries. Peu à peu, une angoisse le saisissait, l’oppressait. Que venait-il faire dans cette maison ? Qui venait-il y visiter ?… Il ne le savait. Il avait seulement conscience d’un danger qui le guettait – derrière l’une de ces portes, peut-être. Et la notion du péril s’ancrait dans l’âme de Blagny, s’accentuait, devenait si aiguë que, pressentant l’approche de quelque épouvante, il frémissait, cherchait à fuir, à crier, et s’éveillait, hagard, en murmurant :

« Encore ce rêve !… »

Il avait fait part de sa singulière obsession à des personnes amies. Nulle n’avait pu lui fournir d’explication sur ce phénomène. Cependant, une bonne vieille dame avait dit à Blagny :

« Il y a probablement dans votre songe une prémonition, un avertissement. Si vous voyez un jour cette maison, je vous conseille de vous en méfier, ainsi que de ceux qui l’habitent… »

Or, peu de temps après ce propos, Blagny vit la maison.

Ses affaires l’avaient conduit dans une ville froide et triste où, lorsqu’il arriva, le soir épaississait des brumes fuligineuses. Blagny, non loin de la gare, entra dans un hôtel.

Tout de suite, il éprouva une sensation bizarre : c’était là. En vérité, il reconnaissait le vestibule austère, le départ de l’escalier ; il reconnaissait la clarté tamisée, parcimonieuse. Et, lorsqu’on l’accompagna jusqu’à sa chambre, il reconnut les longs couloirs aux grises murailles, les portes toutes pareilles…

Éveillé, Blagny retrouva l’anxiété de son sommeil. Mais alors, faisant appel à sa raison, il la voulut combattre. Il n’était pas un enfant, que diable !… Allait-il s’apeurer d’une coïncidence, se montrer pusillanime au point de changer de gîte, quand il était si fatigué par son voyage ?… Stupide, une telle éventualité !… Il lui fallait se montrer beau joueur, au contraire, affronter bravement le mystère, même et surtout s’il comportait quelque élément inquiétant. Jusqu’à cet instant, Blagny n’en décelait aucun. Il s’égaya : verrait-il apparaître, menaçant, un individu à l’aspect patibulaire ?…

… Une femme délicieuse, dans le salon de l’hôtel, prenait le thé, toute seule, non loin de la table où Blagny s’était installé pour faire sa correspondance. Et Blagny, entre chaque ligne qu’il écrivait, ne pouvait s’empêcher de relever les yeux pour contempler le radieux visage de l’inconnue.

Jamais il ne lui avait été donné d’admirer pareille pureté de traits, pareille expression tout ensemble candide et voluptueuse. Jamais le magnétisme qui dirige un être vers un autre n’avait suscité d’impulsion plus irrésistible que celle qui attirait Blagny vers la jeune femme.

« Coup de foudre… » Ah ! combien de fois avait-il ri de ces mots désuets !… Combien de fois avait-il raillé ceux qui se consumaient aux flammes d’un subit éblouissement !…

En cette heure, il en était lui-même victime ; et, dans le vertige de ses pensées, resplendissaient les regards de l’incomparable créature.

Elle avait deviné l’attention de Blagny, et s’y prêtait, semblait-il, non sans complaisance. Blagny, éperdu, cherchait un moyen de se présenter. L’émotion, au paroxysme, lui poignait le cœur…

… Ce fut alors qu’il reconnut, qu’il s’imagina reconnaître le goût de l’angoisse qui l’étreignait : mon Dieu ! c’était cette même terreur qui le torturait dans les affres de son rêve !… Celle-là même qui lui faisait pressentir un abominable danger !…

Mon Dieu !… Mon Dieu !… Cette femme !…

Tous les instincts de Blagny s’affolaient, refoulaient son entendement, et, comme des bêtes fouaillées par la panique, hurlaient, poussaient l’homme à fuir !…

Il tenta de résister, songeant désespérément : « Le bonheur… Si c’était pourtant le bonheur !… » Mais, derrière les douces prunelles de l’inconnue, ne flambait-il pas d’équivoques lueurs d’énigme ?… Ce corps splendide ne recelait-il pas un piège effrayant contre lequel, depuis des années, une force subconsciente mettait Blagny en garde ?…

Halluciné, il se leva. Quelque chose de plus impérieux que sa volonté l’obligea à demander son bagage, à regagner sur-le-champ la gare, à partir, loin, très loin de la maison – et de la femme.

Jamais plus le rêve insolite n’a visité Blagny.
 
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-sixième année, n° 20355, samedi 16 décembre 1939 ; gravure de Sargent, d’après un dessin de Hubert Clerget, représentant la dernière maison habitée par Racine à Paris, rue des Marais, 1887)


LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (14) : L’EMMURÉ

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Au retour d’un voyage en Italie, Louis Leblois, passant par la Savoie, acquit le château d’Abricieux. Je l’accompagnais. Il avait fait arrêter sa puissante voiture pour admirer un instant le très beau spectacle des vieilles tours carrées et des grands toits de tuiles couronnant une hauteur, mêlée de vignes, de boqueteaux et de rochers, qui constituait l’un des bas contreforts du mont du Chat. Midi sonnait. Une auberge nichait là. Nous y déjeunâmes. On nous dit que le château était à vendre. Louis voulut le visiter. Nous trouvâmes une bâtisse aux épaisses murailles dont quatre siècles n’avaient pas compromis la solidité. D’en bas, lorsque nous l’avions vu se détacher sur le fond gigantesque de la montagne, Abricieux nous avait paru petit. Au vrai, les pièces en étaient nombreuses, et certaines très vastes. Toutes, malheureusement, se montraient dépouillées des vieux meubles qu’on avait, paraît-il, vendus récemment, après le décès d’une demoiselle âgée et pauvre, morte sans héritier. Les planchers étaient parfois rustiques, parfois précieusement marquetés. Les plafonds, à poutrelles serrées, avaient une rare élégance. Par les fenêtres aux embrasures profondes, la vue plongeait vers les magnificences de la vallée, ou rencontrait les pentes abruptes du mont. Un jardin en terrasses et en pelouses inclinées entourait le manoir. Il y avait d’admirables vieux arbres, des charmilles centenaires. Tout cela ne laissait pas que d’être infiniment séduisant. Louis Leblois s’en rendit acquéreur pour un prix des plus modiques.

Mon ami n’est pas de ces gens qui jugent indispensable de transformer une maison sous prétexte qu’ils en sont devenus propriétaires. Le charme d’Abricieux résidait surtout en ceci que rien ne semblait y avoir été modifié depuis l’ancien temps. Louis le comprit et résolut simplement de meubler son château en vieilleries régionales qui restitueraient à ce bel intérieur son aspect du XVIIIe siècle.

Abricieux avait longtemps appartenu à la famille éteinte des comtes de Chantaz. Peu de paperasses touchant son passé étaient parvenues jusqu’à nous. Louis me demanda de faire des recherches sur les Chantaz et de lui procurer tous les documents qui, de près ou de loin, pourraient concerner son nouveau domaine. Familier des archives et des bibliothèques, où mon destin m’enchaîne, je ne perdis pas de vue la mission amicale dont j’étais chargé. Mais il advint que, pendant longtemps, je ne découvris à peu près rien.

Et puis, un jour, je m’invitai à déjeuner chez Louis Leblois, en son hôtel d’Auteuil, et, au dessert, je lui dis que j’avais trouvé une indication fort curieuse.

Il se mit à rire et me confia qu’il s’attendait à quelque chose comme cela depuis le commencement du repas.

« Te rappelles-tu qu’il y ait, lui dis-je, dans une chambre du château d’Abricieux, – dans l’une des plus belles chambres, – un mur de briques ? »

Louis réfléchit un instant, avec ce sourire si particulier des gens qu’on intrigue et qui s’en délectent.

« J’ai suivi assidûment les travaux de remise en état, me répondit-il. Je puis t’affirmer qu’il y a un mur de briques, non pas dans une chambre d’Abricieux, mais au fond du cabinet qui attient à la chambre de la tour du sud-est, c’est-à-dire la meilleure, la plus agréable, celle qui, selon toute probabilité, fut toujours la chambre des maîtres.

– À merveille. Eh bien mon cher, il y a un mort derrière ton mur de briques !

– Pas possible ! s’exclama Louis, sans manifester beaucoup d’effroi. Raconte vite !

– Il y a, continuai-je, le cadavre, ou plutôt le squelette d’un certain joli cœur, marquis d’Ambléon, qu’un comte de Chantaz surprit, une nuit, dans la chambre de la comtesse, son épouse.

– Et il l’a emmuré de ses propres mains ?

– Après l’avoir congrûment ligoté, n’en doutons pas.

– Voilà du classique. J’aurais préféré un drame plus original.

– Tu es difficile !

– Et comment as-tu appris cela ?

– Sans le chercher, bien entendu ! Aux « Manuscrits » de la Bibliothèque nationale, un cahier m’est tombé sous la main. Je ne sais quel amateur d’anecdotes y a couché par écrit bon nombre d’historiettes. Celle qui t’intéresse est rédigée comme tu vas le voir. J’en ai pris copie. Écoute-moi :
 

Je me souviens que ma grand-mère contait l’histoire d’une dame savoyarde, nommée Mme la comtesse de Chantaz, qui était morte folle dans son château montagnard, parce que son mari, non seulement avait enclos tout vif son amant derrière un mur de briques, mais qu’il obligeait cette dame à continuer d’occuper la chambre où il l’avait prise en faute et punie par le spectacle de sa vengeance. La pauvre femme y mourait de peur. Elle supporta néanmoins ce supplice, pendant quelques mois, sans trop de dommage pour son entendement. Mais, une nuit qu’elle entendit du bruit derrière les briques, elle perdit la raison, ayant cru que le mort s’était mis à bouger – ce qui, d’ailleurs, était certainement vrai, car un mort, en passe de devenir squelette, ne saurait y atteindre sans que ses os ne tombent ; d’où, fatalement, quelque bruit.

M. le comte de Chantaz mourut bien plus tard, confessant in extremis avoir fait disparaître le larron de son honneur. Chacun, dans ce temps-là, savait bien qu’il s’agissait du marquis d’Ambléon, beau cavalier de qui la famille voulait faire accroire qu’il voyageait aux Amériques et ne s’y trouvait point mal, puisqu’il n’en revenait pas. Ouais, ouais, à d’autres !

C’est un voyage aussi que M. de Chantaz avait simulé pour revenir à l’improviste et confondre les coupables en plein minuit. Tout cela se sut, à l’époque, mais, comme le comte était dans son droit de mari, et surtout qu’on craignait sa violence et sa force, l’affaire n’eut jamais de suite.

M. d’Ambléon et Mme de Chantaz passaient pour avoir usé d’un complice, astucieux, tortu, bossu, qui était au service de M. le comte et qui, la nuit des briques, eut le flair de déguerpir avant l’aube sans demander son reste – en quoi il agit avec bon sens.

Ce qui me frappait, quand j’étais enfant et que ma bonne grand-mère contait cette horreur, c’était, certes, l’emmurement, mais c’était, davantage encore, la vision de cette pauvre belle comtesse, dressée tout en sueur sur sa couche et tendant l’oreille du côté de la muraille de briques. J’en avais moi-même le frisson, et ceci est sans doute cause que je me rappelle l’histoire avec quelques précision.
 

« Eh bien ! dit Louis Leblois, quand ma lecture fut terminée… Nous n’avons qu’une chose à faire. Partir pour Abricieux, qui est probablement le château en question. Abattre le mur de briques. Et donner enfin aux lamentables restes du marquis d’Ambléon la sépulture chrétienne à laquelle ils ont droit. »

Nous partîmes donc, curieux de vérifier si l’homme aux anecdotes avait dit vrai.

D’autres avaient dit plus vrai que lui ; c’étaient les parents de M. d’Ambléon, lorsqu’ils prétendaient que leur marquis continuait de vivre sa vie aux Amériques. Il y avait bien, en effet, des ossements derrière le mur. Mais point n’était utile d’être ostéologue pour voir que c’était là le triste squelette de l’« astucieux, tortu, bossu. »
 
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-troisième année, n° 19063, samedi 30 mai 1936 ; Harry Clarke, illustration pour « The Cask of Amontillado » d’Edgar Allan Poe, 1919)


LE STÉGOSAURE ET L’AUTOMATE, DEUX CONTES DE H.-J. MAGOG

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LE STÉGOSAURE

 

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« En voilà une histoire ! grommela le maire, en examinant, avec un mélange de scepticisme et de perplexité, la femme que le garde champêtre venait de lui amener.

– Il faudrait peut-être prévenir la gendarmerie, monsieur le maire, suggéra le garde.

– Fameuse idée ! Pourquoi ne pas faire sonner le tocsin et ameuter tout le village, pendant que vous y êtes ?… Pour qu’on se moque de moi à la préfecture et qu’on fasse des gorges chaudes de l’aventure si, comme il est possible, tout cela n’est qu’une invention de piquée ! »

D’un geste éloquent, le garde champêtre montra la créature minable, aux vêtements déchirés par les buissons, et dont le visage bouleversé et les yeux hagards proclamaient la violente terreur. Haletante encore de la course qu’elle avait dû fournir pour arriver jusqu’au village, elle continuait de trembler convulsivement.

« Elle n’aurait pas peur comme ça s’il n’y avait rien, émit-il. Moi, je crois ce qu’elle raconte.

– Vous !… Vous !… » grommela le maire.

L’exiguïté de la pièce le gênait. Il avait l’impression d’y être enfermé avec le problème soumis à sa sagacité et de ne pouvoir lui échapper. Il aurait voulu pouvoir s’en détourner et n’avoir pas à prendre une décision immédiate.

Il s’approcha de la fenêtre, puis revint vers la femme.

« Allons, dites la vérité. Vous avez trop bu, hier soir ? La bête fantastique, c’était quelque tronc d’arbre… ou bien l’ombre d’un rocher sous le clair de lune ? »

Mais la femme s’obstinait, répétant d’une voix grelottante :

« J’ai vu un monstre… un monstre… »

La nouvelle qu’une bête extraordinaire gîtait dans l’étang vert, en plein bois, à quelques mètres de la cabane du braconnier Mareux, s’était répandue comme une traînée de poudre. Quinze jours plus tard, après que de nouveaux témoins eurent constaté la réalité du monstre et donné son signalement, sa renommée avait dépassé le cadre local pour atteindre le chef-lieu. Il vint des journalistes et un professeur d’histoire naturelle qui eut, lui aussi, la faveur d’apercevoir la bête et pensa pouvoir l’identifier : c’était un stégosaure, apparemment conforme au type qui devait exister à l’époque mésozoïque. Versé dans l’étude des reptiles et des mammifères de la préhistoire, le professeur se montra affirmatif et l’affaire fit grand bruit. De tous côtés, on accourait pour voir « la bête de l’étang vert. » Et les Mareux, qui en avaient en quelque sorte la garde et le profit, n’étaient pas peu fiers. Ayant transformé leur cabane en buvette, ils donnaient à boire et à manger et fournissaient aux amateurs d’émotion, avides d’assister aux ébats du monstre, un guide informé, en la personne de leur fils Hilaire, gamin éveillé, dont l’instituteur vantait la prometteuse intelligence.

Disparaissant dans les roseaux de l’étang, avec une témérité qui donnait la chair de poule, Hilaire assumait en somme le rôle de rabatteur. Il excellait à troubler le sommeil du stégosaure et à le contraindre à se montrer.

Rentré au logis, où il rapportait d’appréciables pourboires, il se frottait les mains. Le père lui caressait les cheveux et la mère l’embrassait.

« Ça va !… Ça va ! disait Mareux. Mais faudrait voir à empêcher qu’on l’approche de trop près, notre phénomène. Il suffirait d’un coup de fusil et adieu, le monstre ! Je me suis laissé dire qu’il y avait des gens malfaisants qui rêvaient de le chasser et même de le capturer.

– Manquerait plus que ça ! » soupira la mère, consternée.

Le petit Hilaire ricanait.

« Vous en faites donc pas ! Il a le cuir dur et il n’est pas si bête que ça, notre stégosaure !

– Je vais toujours mettre une barrière de barbelés tout autour de l’étang, décida le père et puis, la nuit, je ferai des rondes.

– Tu te donnes une peine inutile, objecta le petit. Il n’obéit qu’à moi et ne se montre qu’à mon commandement, tu sais bien.

– Autant dire que tu l’aurais apprivoisé ! railla Mareux. Méfions-nous tout de même qu’on ne nous l’enlève, un jour que tu ne serais pas là. Ça ferait de la casse.

– Restez là, commanda le petit Hilaire. Il est caché dans ces roseaux. Mais je connais le truc pour le faire sortir. Vous pourrez le photographier, et même le cinématographier à votre aise.

– Comment t’y prends-tu ? demanda curieusement le touriste qu’il pilotait et qui n’était autre que le professeur d’histoire naturelle, venu du chef-lieu pour étudier le stégosaure.

– Je lui chatouille les pattes, » riposta le malicieux gamin.

Il disparut au milieu des roseaux. Le professeur resta seul. Il entendait battre son cœur. Pourtant, dominant son émoi et animé de cet héroïsme passager que peut inspirer l’amour de la science, il installait un petit appareil de prise de vue. En face de lui, les roseaux bougèrent, un dos hérissé de crêtes rugueuses, puis un corps énorme que terminait une tête minuscule en émergèrent et la bête fantastique, se traînant sur de courtes pattes, s’avança en grognant dans la direction du naturaliste-cinéaste.

« Hilaire !… Hilaire !… À moi, petit ! » cria malgré lui le professeur, d’une pauvre voix étranglée.

Mais Hilaire ne reparut point. Peut-être avait-il été victime de sa témérité et de la férocité du monstre ? Les cheveux hérissés et tremblant de tous ses membres, le professeur, essayant de se remémorer les mœurs probables des stégosaures, se cachait derrière son appareil et sortait de sa poche un revolver.

Coïncidence ? Ou instinct ? Brusquement et maladroitement, car il paraissait manquer de souplesse et ses mouvements étaient empreints de raideur, le stégosaure fit demi-tour et manifesta le désir de s’enfoncer dans les roseaux.

Courageusement, le professeur tira. Ce devait être un geste inutile, la balle ayant les plus grandes chances de s’aplatir sur l’épaisse cuirasse du monstre. Or, il vit voler en éclats l’une des crêtes. Grognant de fureur, sinon d’effroi, le stégosaure plongeait dans l’étang et devenait invisible.

Le naturaliste se précipita, ramassa les éclats de crête et découvrit avec stupeur, sur l’un d’eux, un fragment d’étiquette portant ces mots : « Bazar de… »

Alors, d’une voix que la colère et l’indignation rendirent éclatante, il cria :

« Hilaire !…Viens ici, petit monstre !… »
 

*

 

« Eh bien ! oui, confessa le gamin penaud, la bête, c’était une tarasque que j’ai confectionnée et articulée, d’après des dessins de mes livres de classe. Je m’enfermais dedans et je la faisais marcher… Dites, m’sieu ! Pas la peine de raconter ça. Si vous y consentez, je vous promets qu’on ne le reverra plus, le stégosaure… que vous avez reconnu !… »
 
 
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(H.-J. Magog, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-deuxième année, n° 18652, lundi 15 avril 1935)

 
 
 
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L’AUTOMATE

 

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Quand son mari vint lui annoncer que l’homme mécanique, auquel il travaillait fiévreusement depuis des années, avait enfin atteint le degré de perfection voulu et qu’il éclipserait tous les automates créés jusqu’à ce jour, Mme Charras haussa les épaules.

« Faribole ! répliqua-t-elle. N’aurais-tu pas mieux fait de t’atteler à quelque invention susceptible de nous enrichir ? J’ai été bien sotte de m’encombrer d’un mari assez niais pour fabriquer des pantins. »

La foi animait M. Charras. Il sourit sans se fâcher.

« Je te le présenterai ce soir, annonça-t-il. Tu le verras marcher et agir. Tu l’entendras parler. Il faudra bien que tu reconnaisses mon génie. J’ai créé un homme.

– N’as-tu pas peur qu’il t’assomme, comme cela est arrivé à un de tes confrères ? demanda railleusement Mme Charras.

– Attends d’avoir vu, » répondit M. Charras, qui retourna s’enfermer dans son laboratoire, tandis que sa femme s’apprêtait à rejoindre quelque compagnie plus réjouissante.
 

*

 

Ce fut par les journaux du lendemain que la capitale apprit le drame fantastique. Au cours de la soirée, l’ingénieur était apparu sur la porte du salon, dans lequel Mme Charras offrait le thé à quelques amies.

Il exultait.

« Venez ! tout est prêt, annonça-t-il. Venez contempler ma merveille… »

En dépit de la résistance de Mme Charras, qui persistait à douter et suppliait son mari de lui épargner le spectacle humiliant d’un échec, toute la compagnie avait suivi l’ingénieur.

Mais alors que celui-ci, d’un geste théâtral, soulevait la tapisserie qui dissimulait la porte de son laboratoire, un cri de stupeur lui échappa. Cette porte était fermée et résistait à ses efforts.

« Ton automate fait déjà des siennes ! » railla alors Mme Charras.

Les sourcils soudain froncés et en proie à une visible préoccupation, l’ingénieur devait être de cet avis. Courant à la cuisine, il en rapporta une hachette avec laquelle il s’escrima contre la serrure. Disloqué, un des battants céda et, par l’ouverture, les assistants épouvantés entrevirent une bizarre silhouette métallique, massive, rappelant confusément un chevalier bardé de fer, mais dépoétisé, modernisé. Marchant pesamment, par saccades, comme une machine, la masse s’avançait vers eux. Ce fut une panique.

Un cri atroce, qui leur glaça le sang dans les veines, arrêta les fuyards à l’extrémité de la pièce la plus reculée. Ils s’aperçurent alors que l’ingénieur ne les avait pas suivis. Et quand ils eurent recouvré assez de sang-froid pour revenir, prudemment, vers le laboratoire, ce fut pour y découvrir le cadavre de Charras, le crâne atrocement broyé. Sur lui gisait, pareillement inerte, « l’homme mécanique, » dont les poings métalliques étaient ensanglantés. Un tronçon de fil, dont l’autre fragment pendait encore à une prise de courant, fournit une explication plausible de son effondrement. Il devint évident qu’au cours de la lutte qu’il avait dû soutenir contre son créateur, le fil qui lui apportait l’électricité animatrice avait dû se rompre. Redevenu une masse de matière inerte, l’automate s’était abattu sur sa victime.

Ainsi apparut l’horrible vérité, dont nul ne douta : l’homme mécanique avait assassiné son constructeur.

Deux inspecteurs de police étalent venus procéder à une brève enquête. Il était tard. Remettant au lendemain l’étude de ce mystère, dont la solution devait nécessiter la collaboration de personnalités du monde savant, ils enfermèrent sous clé la monstrueuse mécanique, apposèrent les scellés et s’en furent.

Quand ils revinrent le lendemain, les scellés étaient brisés et la machine avait disparu.

« Que penses-tu de ce nouveau coup de théâtre ? demanda l’un des inspecteurs à son camarade, qui se nommait Cormières.

– Je pense que nous allons sous peu assister à une série de crimes fantastiques, répondit celui-ci.

– Tu crois que « l’homme mécanique »…

– Servira encore ? Oui, mon vieux. On ne peut pas l’avoir volé dans un autre dessein. »

Mais contrairement à ce pronostic, il ne devait plus être question de l’automate et les mois qui suivirent furent parfaitement paisibles. Il arriva seulement qu’à l’expiration de son veuvage, Mme Charras, s’étant consolée, épousa le jeune Jacques Fabrègues, dont chacun pensa qu’il faisait un beau mariage.

Et nul ne pensa plus à l’automate fabriqué par l’infortuné Charras – sauf, peut-être, les deux inspecteurs.
 

*

 

L’inspecteur Cormières arrivait triomphant.

« Eh bien, je l’ai retrouvé ! cria-t-il. C’est bien ce que nous pensions.

– Et alors ? demanda son collègue, sans s’émouvoir.

– Alors, je pense que tu ferais bien d’aller mettre en garde qui tu sais.

– Tu dois avoir raison, Auguste. »

Et le collègue alla sonner à la porte de Mme Fabrègues, veuve en premières noces de l’imprudent Charras.

« Excusez, monsieur et madame. J’ai une nouvelle assez désagréable à vous communiquer. Mais il vaut mieux que vous le sachiez. On a revu l’automate assassin.

– Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? » grogna Jacques Fabrègues, pâlissant légèrement.

L’inspecteur haussa les épaules.

« Je sais bien que ça a l’air d’une blague, reconnut-il, et que, pour des personnes raisonnables, il est difficile de croire à une histoire pareille. Moi, monsieur et madame, je ne crois ni aux fantômes, ni aux hommes artificiels qui se baladent tout seuls et font les gestes des vivants. Mais, jusqu’à preuve du contraire, le fait est là. Où se cachait l’automate ? Ou plutôt, en quel endroit le cachait-on ? Nous n’en savons rien. Ce que nous savons, c’est que, cette nuit, un être bizarre, que ceux qui l’ont aperçu déclarent être l’automate, a brisé les portes d’une certaine maison et s’est élancé dans la rue, brutalisant et renversant ceux qui tentaient de l’arrêter. Cormières est sur sa piste et moi je suis accouru ici, à tout hasard.

– Pourquoi ? bégaya Mme Charras.

– Pour vous protéger, en cas qu’il vienne.

– Vous avez pris une peine bien inutile, ricana Fabrègues. Ne savez-vous pas que l’automate de Charras ne marchait qu’à la condition d’être relié à un courant électrique ?… Alors… »

Il n’acheva pas. Un tumulte éclatait dans l’antichambre et les interlocuteurs, soudain sidérés virent tout à coup apparaître la monstrueuse silhouette de « l’homme mécanique. »

Les poings levés, il se dirigeait vers Fabrègues.

Vert de terreur, celui-ci tomba à genoux.

« Grâce ! gémit-il. Pardon !… J’aime mieux tout avouer… Mais protégez-moi !

– Avouer quoi ? questionna l’inspecteur, s’interposant entre l’automate et le second mari de Mme Charras.

– Mon crime… C’est moi… C’est moi qui ai tué Charras… Depuis longtemps, nous surveillions en cachette son invention et nous avions eu l’idée, madame et moi, de l’utiliser pour nous débarrasser de lui. Je me suis caché dans l’armature métallique. C’était possible, l’automate étant creux et se démontant pièce à pièce… Et j’ai joué son rôle. Puis j’ai profité de la confusion générale pour en sortir et disparaître. Au cours de la nuit, je l’ai emporté pour qu’on ne puisse étudier le mécanisme et soupçonner mon stratagème.

– On l’a soupçonné tout de même, triompha l’inspecteur. Et on a su retrouver « l’homme. » Allons, Cormières, sors de là-dedans et explique à monsieur que tu as eu la même idée que lui… pour l’obliger à avouer ! »
 
 

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(H.-J. Magog, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » quarante-neuvième année, n° 17701, lundi 5 septembre 1932 ; illustration de Virgil Finlay pour Beside Still Waters de Robert Scheckley, 1953)


LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (15) : SUZANNAH

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Suzannah, la dernière girafe du monde, allait mourir. Dans son hall du Jardin Zoologique, – son hall bien chauffé, à la température équatoriale, – elle gisait sur une épaisse litière. Des couvertures enveloppaient son grand corps difforme et pourtant gracieux. Son cou s’allongeait, sans force, éloignant comme à l’écart la fine tête cornue ; et ses vastes yeux noirs, pleins de tristesse et de douceur, se ternissaient, peu à peu, au ras du sol.

Avec elle, toute une race agonisait ; des millions de girafes étaient mortes avant elle ; mais, semblait-il, elles mouraient définitivement de la mort de Suzannah, la dernière de toutes.

Il y avait, par terre, des fioles et des bassins. L’air chaud du hall sentait la térébenthine. Trois hommes étaient là : le gardien, le vétérinaire et Barthe, le naturaliste.

Quand il eut compris que tout effort était vain, Barthe fit enlever les couvertures, et, pendant quelques minutes, passionnément, il regarda ce que nul homme ne verrait plus jamais, jamais, jamais vivre.

Depuis la mort de Jenny, on savait bien que Suzannah, sa sœur, était la dernière girafe du monde. On savait bien qu’il n’en restait plus d’autres, ni dans les forêts de mimosas où le lion et l’explorateur les avaient détruites, ni dans les fermes du Cap où l’on avait tenté, au nom de la science, l’élevage des survivantes. Aussi, des foules curieuses avaient-elles défilé devant la grille du hall, pour contempler vivant cet ultime spécimen…

Et demain, le hall serait vide. Demain, c’est au Muséum qu’il faudrait aller, pour savoir ce qu’avaient été ces animaux d’autrefois, nommés girafes. Ils seraient aussi loin de nous que les mammouths, et leurs squelettes baroques s’élèveraient dans la lumière livide des galeries, – leurs squelettes presque aussi paléontologiques que ceux de l’iguanodon ou du diplodocus.

Barthe se défendait mal contre l’émotion qui l’étreignait. Il apercevait à merveille les immenses dessous du drame individuel. Une race supérieure s’éteignait devant lui, privilégié, comme d’autres s’étaient éteintes au cours des âges, de millénaire en millénaire, – une race dont l’origine se perdait, comme toutes, dans la nuit primitive. Suzannah allait mourir. Et sur les choses jamais plus ne s’ouvriraient des yeux semblables aux siens : ces yeux de gazelle gigantesque, ces yeux magnifiques, aux longs cils d’almée… La nature n’avait pas voulu que subsistât l’être bizarre, inégal, archaïque vraiment, et qui semblait l’œuvre maladroite d’un dieu novice…

Au-dehors, il neigeait ; car décembre s’achevait. Les animaux du Zoologique habitaient leurs palais d’hiver. On n’entendait, dans les deux halls voisins, que le rhinocéros frottant son épaisse cuirasse contre la muraille, et l’hippopotame qui s’ébrouait dans sa cuve. Ceux-là aussi étaient condamnés. On aurait pu compter leurs frères…

Une faible convulsion secoua la girafe agonisante.

Comme tout était simple et semblait ordinaire, en cette heure pourtant si profonde ! On ne distinguait d’abord qu’une bête, qui crevait après tant d’autres bêtes. Oui, mais cela faisait sur la planète ce que fait au ciel un astre qui s’éteint. Tout à l’heure, quand cette créature cesserait de vivre, la terre vieillirait, d’un coup, de tout un long passé subitement fermé. Cette pauvre bête râlante marquait, dans l’histoire de l’univers, une date capitale, et sa mort l’emportait sur celle de César. La toile tombait sur un spectacle multiséculaire que l’œil des hommes n’avait pas vu commencer, et leur oreille pouvait surprendre, une fois par hasard, le lent tic-tac de l’éternité.

Son pendule bat le siècle comme le nôtre bat la seconde.

Suzannah tendit ses quatre membres jusqu’à la raideur. Son flanc haleta sous le beau pelage léopardé dont les ocellures sont pareilles, de loin, à l’entrelacs des branches… Puis, s’arrêta le souffle, transmis par les ancêtres… Et ce fut tout. Personne n’entendit sonner, quand elle sonna, l’heure solennelle, – excepté Barthe.

Il rentra chez lui tristement, et s’efforça de travailler.

Mais sa pensée vagabondait aux champs du savoir.

Et, soudain, il éprouva le désir impérieux de sortir, de se mêler à des foules, de se perdre dans la multitude de ses semblables…

Tout un peuple circulait dans la ville monstrueuse ; et d’autres peuples vivaient en même temps sur la rotondité du globe ; Barthe sentait autour de lui la présence innombrable des hommes, – et cela était singulièrement agréable, en vérité, après avoir vu mourir Suzannah.
 
 

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(Maurice Renard, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-sixième année, n° 16544, samedi 21 novembre 1925)


LA PIERRE DE LUNE


LE LIVRE « DONT ON PARLE…»

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Connaissez-vous une expression plus choquante, malgré son petit air plausible – et naïf – que celle-ci : « Le livre dont on parle ? » Et pourtant, elle se généralise de plus en plus, et, dans certains journaux, la critique littéraire se présente sous ce pavillon fallacieux.

Je ne puis m’empêcher de plaindre l’écrivain chargé de cette rubrique. N’est-ce point comme s’il avouait d’avance : « Je n’ai pas la moindre initiative, ici. Je n’oserais même la prendre. J’attends qu’on m’indique la route, j’emboîte le pas. Les œuvres dont je vais vous entretenir ne sont pas celles que j’eusse choisies, mais celles que l’opinion publique a déjà requises et sur lesquelles elle sollicite ma confirmation motivée. S’il m’arrive de vous signaler quelque chose que j’aime et que j’admire personnellement, ce sera tout à fait de surcroît, et en m’excusant un peu, n’est-ce pas ? »

Quelle humiliante situation ! Mais telles sont les ressources merveilleuses du mensonge vital que bien peu de critiques semblent en souffrir, et qu’ils limitent leur rôle à celui de commentateur, plus ou moins bienveillant, de ces fameux « dontonparle. » Certains même, pour mieux sauver la face, feignent d’avoir découvert par leurs propres moyens ces ouvrages et, brandissant le drapeau de l’enthousiasme, crient : « En avant ! » à leurs lecteurs, en s’essoufflant derrière eux.

Il existe cependant une autre espèce de critiques : ceux qui, plus consciencieux, et agacés par ce procédé d’intimidation, résistent, en démolissant les « dontonparle. » Mais, outre qu’ils y gagnent vite une notoriété de grincheux, ils ne font en définitive que servir les réputations qu’ils voudraient dégonfler. Car, aujourd’hui (comme de tout temps peut-être) ce qui compte avant tout, c’est la publicité ; et un éreintement réjouit davantage un auteur que le silence. Les vrais fidèles ont un appétit pour le martyre, mais ce qu’ils redoutent le plus, c’est l’indifférence.
 

*

 

Le plus grave, c’est que cela fait boule de neige. Plus on a parlé d’un livre, plus on en parlera. Ce petit noyau initial, descendant la pente, s’augmentera en route de toutes les opinions sur lesquelles il aura roulé. Il finira par devenir énorme. Creux certes et promis à une fonte rapide, mais énorme, et pendant ce temps-là, les autres livres, les bons, ceux dont on ne parle pas, demeurent entièrement cachés par leur présence anormale, offusquante.

Pourtant, les livres dont on ne parle pas sont (à bien peu d’exceptions près) tout justement ceux dont on devrait parler, ceux dont on parlera un jour, quand l’auteur sera mort, ou trop vieux, ou complètement désenchanté. Qui se souvient aujourd’hui du nom des bouquins qui parurent l’année où Stendhal publia Le Rouge et le Noir ? C’étaient ceux dont les caillettes péroraient. La neige est fondue. Les romans de Stendhal sont restés.

Certaines personnes en parlaient peut-être d’ailleurs. Oui, très certainement, et même avec une ferveur et une sincérité plus grandes que celles qu’apportaient les snobs à exalter les œuvres rivales. Mais ces personnes étaient dispersées, elles ne se connaissaient pas, elles ne pouvaient donc se grouper pour s’enthousiasmer les unes les autres, et ce n’est que peu à peu, au cours des années, qu’elles devinrent la chapelle, puis l’Église, que l’on sait.

Plus près de nous, il s’est passé quelque chose d’analogue avec Toulet. Jamais une œuvre de Toulet ne connut les honneurs lugubres du « dont on parle, » et le délicieux écrivain mourut assez dégoûté d’un monde qui n’avait pu comprendre ni La Jeune fille verte ni Comme une fantaisie. Aujourd’hui, ces ouvrages enchantent les loisirs des lettrés de l’Europe entière. Sept ans trop tard. Ironie !… La gloire serait-elle fatalement, le « Soleil des morts » ? Les vivants aimeraient bien pourtant, parfois, se réchauffer à ses premiers rayons… à son aube, tenez, seulement…
 
 

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(Francis de Miomandre, « Paradoxes, » in Les Nouvelles artistiques, littéraires et scientifiques, cinquième année, n° 191, samedi 12 juin 1926 ; gravure de John Buckland Wright)


PARIS HABITÉ PAR DES GÉANTS

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(in Le Collectionneur français, le journal des curieux, deuxième année, n° 14, mai 1966)


UNE EXCURSION DANS LE TEMPS

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Le rapide s’enfonçait dans la nuit et mon œil, habitué à l’obscurité, s’efforçait de suivre au passage les étoiles filantes que formaient les lumières des maisons isolées et les constellations des villages plus importants, pendant que mon esprit repassait les événements agaçants de la journée ; trois magnifiques ouvrages m’avaient échappé, dans la vente à laquelle j’avais assisté à Lyon : un « La Bruyère, » dans des conditions exceptionnelles, « L’Amour, » de Stendhal, en édition originale, avec la fameuse couverture muette, et enfin « Hemani, », également en princeps. J’y tenais tout particulièrement, mais ces livres avaient atteint des prix tellement fous que j’avais dû abandonner les enchères et laisser ces précieux bouquins à mes concurrents plus fortunés. Je partais la mort dans l’âme. Il faut être collectionneur pour se rendre compte de l’amertume de ces déceptions.

Malgré mes préoccupations, je ne pouvais m’empêcher de reporter, de temps en temps, mes regards sur mon voisin de face : ses yeux, principalement, m’attiraient par leur acuité et leur couleur étrange d’acier lumineux et glacial. Son bagage aussi m’avait frappé, quand il était entré dans le wagon : c’était un étui de cuir fauve, d’où sortait, par de minces interstices, l’éclat d’instruments de nickel. La fixité gênante de son regard me forçait à détourner les yeux vers le ciel noir.

Tout à coup, il sembla que je tombais dans un trou sombre, pendant qu’un bourdonnement aigu remplissait mes oreilles ; nous devions passer sous un tunnel, toutes lumières éteintes. D’ailleurs, le jour revint bien vite, et je me retournais vers mon voisin, qui me regardait en riant.

«  C’est une panne d’électricité, sans doute, mais vous êtes bien nerveux, aujourd’hui, et tout vous impressionne.

– Nerveux ? Pourquoi ?

– Vous le savez bien… Cette vente manquée…

– Comment ! vous étiez là ? Avouez que c’est énervant de voir vous échapper des pièces comme celles-là, aussi rares, lorsqu’on s’est détourné de son chemin pour les acheter.

– Je pourrais peut-être vous les faire avoir.

– Jamais les acheteurs ne les céderont ; je les connais, ce sont de très riches collectionneurs.

– Si c’étaient d’autres semblables ?

– Ah ! Monsieur, je vous bénirais… mais à quel prix ?

– Bien peu de chose.

– Expliquez-vous.

– Vous voyez cet étui qui paraît vous intriguer ? C’est un appareil bâti sur le modèle de celui que décrit Wells dans La Machine à explorer le temps. Je l’ai perfectionné, et avec lui je peux me promener dans le passé, comme dans l’avenir. Rien ne m’empêche de vous transporter, rue Saint-Jacques, au temps de La Bruyère ; de là, je vous conduirai, deux siècles plus tard, au Palais-Royal, acheter l’Amour ; peut-être aurons-nous la chance de rencontrer Beyle, ou plutôt Stendhal ; ce serait amusant. Enfin, avant d’acheter la première édition d’Hernani, nous pourrons assister à la première représentation ; ce serait plus original encore. »

Je ne quittais pas des yeux cet étrange interlocuteur ; il lut facilement dans ma pensée.

« Non, non, je ne suis pas fou. Je comprends un peu vos craintes ; ce que je vous propose est extraordinaire. Mais vous ne risquez rien d’essayer ; quand nous serons à Paris, nous monterons dans ma machine et vous verrez bien. »

En effet, que pouvais-je craindre ?

À notre arrivée à Paris, nous prîmes un taxi, qui nous déposa au bas de la rue Saint-Jacques, sur le quai. Il était de très bonne heure ; mon nouvel ami déballa son curieux colis. C’était une sorte de bicyclette, sans roue ; nous prîmes place sur deux petites selles. Il fit mouvoir divers cadrans, tourner une manette, et un ronflement bizarre nous enveloppa. Étourdi, je ne vis rien, ne sentis rien, et, au bout de quelques minutes, la machine s’arrêta.

Je pus alors contempler la vieille rue, si célèbre parmi les amateurs de vieux livres, de gravures et d’images. Nous étions en 1688. Mon compagnon resta auprès de son véhicule ; enveloppé dans une vaste pèlerine, manteau de tous les temps, je remontai la rue en flânant, cherchant la boutique de Michallet, l’éditeur de la Bruyère. Mon cœur de collectionneur tressaillait d’aise à l’aspect de toutes ces maisons, dont les noms m’étaient si familiers. À toutes les vitrines, c’étaient des gravures, des images, des tableaux et des livres… J’aurais voulu tout acheter… C’était Bonnard, à l’enseigne de l’Aigle, Trouvain, au Grand Monarque, Mariette, aux Colonnes d’Hercule, et tant d’autres, que je reconnaissais au passage : toutes échoppes sombres, dont un cordonnier moderne n’aurait pas voulu.

Enfin, je fus arrêté par un encombrement de carrosses, de seigneurs en perruques, en habits de soie et de velours, de laquais en superbes livrées. Il y avait aussi des littérateurs, que je reconnus facilement à leurs vêtements usés et tachés, à leur mine peu prospère… La circulation en était interrompue, incident qui devait être fréquent, dans cette rue étroite. Avec les épaules et les coudes, j’arrivais à percer la foule et je découvris enfin la devanture de Michallet, surmontée d’une image de Saint Paul. La cause de ce rassemblement était aussi le but de mon voyage : chacun voulait un exemplaire des Caractères de Théophraste.

Ce fut tout un travail pour arriver jusqu’au commis qui, malgré son affolement, parvint à me donner le précieux bouquin, sortant tout frais des presses de l’imprimeur. Je me sauvai en le serrant sur mon cœur.

Je retrouvai mon compagnon, près de sa machine. Les cadrans tournés dans le bon sens, les manettes remises en mouvement, nous repartîmes.

« Je ne sais pas où demeure Mongie, l’éditeur de l’Amour, de Stendhal, mais je vous conduis au Palais-Royal, en 1822, chez Barba, qui nous donnera son adresse. »

Arrêt. C’est, en effet, le Palais-Royal, tel que nous le montrent les gravures du temps de la Restauration, tel que Balzac l’a décrit avec un réalisme si évocateur dans Un Grand Homme de province à Paris. Derrière le Théâtre Français, non loin des Galeries de Bois que le Duc d’Orléans n’avait pas encore transformées, je découvris une boutique, portant comme enseigne : Barba, libraire, éditeur des Œuvres de Pigault-Lebrun. M. Barba, lui-même, sur le pas de sa porte, me donna volontiers le renseignement dont j’avais besoin, et m’indiqua que je trouverais ce livre chez Mongie, l’aîné, 18, boulevard Poissonnière. Je remontais la rue de Richelieu, si pittoresquement encombrée, sillonnée de cabriolets élégants et de fiacres vulgaires. Sur les boulevards, je dus fendre la foule des Gandins, en gants jaunes, en pantalons collants, en chapeaux Bolivar, à larges bords. Le magasin de Mongie était à peu près vide ; ce n’était pas la vogue de Michallet. Un seul visiteur causait avec le commis. C’était un homme jeune, très élégant, de taille moyenne, aux formes athlétiques le front beau, l’œil vif et perçant, le teint coloré. Il faisait volontiers mouvoir, en parlant, une fort belle main, aux ongles démesurément longs. Je reconnus, immédiatement Stendhal, d’après ses portraits. Il paraissait très animé et vexé.

« Que voulez-vous, M. Beyle, votre Amour, ça ne se vend pas. Personne ne le demande. Un de mes clients me disait, ces jours-ci, qu’il n’y comprenait rien. Et je vous assure que c’est un homme bien intelligent ; il ne donne pas dans cette école nouvelle, qui renie tous nos grands classiques. Ah ! M. Beyle, vous devriez faire des romans comme M. le Vicomte d’Arlincourt, c’est ça qui se vend bien, et ça restera, croyez-moi, car c’est beau. »

Stendhal haussa ses lourdes épaules et sortit en murmurant :

« Les imbéciles, ils sont incapables de me comprendre ! Je suis trop différent d’eux ! Décidément, on ne m’appréciera qu’en 1880. »

J’avais entre les mains le volume que j’avais convoité à la vente : c’était bien la couverture muette, qui devait être changée en 1833, quand on modifia les nombreux invendus de la première édition.

Je regardais Beyle s’en aller, mélancoliquement ; j’aurais voulu courir après lui et lui crier mon admiration, lui dire :

« L’avenir vous a compris, et nous vous considérons comme un grand Maître. »

Mais ma situation était si étrange que je restai cloué sur place, sans pouvoir rendre hommage au grand écrivain.

Et puis j’avais ce que je désirais ; je rejoignis la machine.

Le voyage fut moins long cette fois. Nous abordâmes auprès d’un théâtre, en 1830. Une effervescence incroyable agitait la foule hurlante et bigarrée. Il y avait des chapeaux Louis XII, des pourpoints de velours, des justaucorps, mêlés à de corrects fracs. Poussé par le flot, je pénétrai à l’intérieur : une odeur d’ail me saisit à la gorge ; le théâtre était déjà plus qu’à moitié plein de jeunes gens qui avaient apporté leur dîner ; ils absorbaient force saucissons et ingurgitaient d’innombrables bouteilles de bière. C’étaient des interpellations du haut en bas de la salle, des vers truculents lancés à plein gosier contre les Classiques, qui se reconnaissaient à leurs perruques, à leur calme dédaigneux. Les loges étaient garnies de femmes en toilettes resplendissantes.

Enfin, le rideau se leva et la représentation se déroula, d’abord, au milieu d’un silence profond. Mais, bientôt, quelques coups de sifflets vibrèrent, aussitôt couverts par des applaudissements frénétiques, partis de tous les coins de la salle…
 

« Vieillard stupide, il l’aime… »

 

« Idiot, ce vieil as de pique ! réclama mon voisin, vieux classique un peu sourd.

– Splendide, ce vieil as de pique ! splendide ! » hurla mon autre voisin, jeune romantique, au superbe gilet rouge, sur un pantalon gris à bandes de velours noirs.

Ses cheveux s’échappaient à flots d’un large chapeau à bords plats. Ce devait être le brave Théophile Gautier. De violentes altercations se croisèrent par-dessus ma tête ; j’eus beau la rentrer le plus possible, quand ils en vinrent aux coups, ce fut sur moi qu’ils tapèrent à qui mieux mieux…

« Eh, là, messieurs, criai-je ; un peu de mansuétude dans vos discussions… »

Mais ils n’en continuèrent pas moins, au point que je perdis connaissance…
 
 

 

Quand je revins à moi, je jetai un regard effaré sur la salle. J’étais étendu sur un lit de camp. Un médecin, penché sur moi, me giflait à tour de bras à l’aide d’une serviette mouillée.

« Eh bien, mon brave monsieur, vous pouvez vous vanter d’avoir été bien endormi ! Votre voleur ne vous a pas ménagé le chloroforme. Sapristi, j’ai cru que je ne vous réveillerais jamais !

– Me réveiller ?

– Mais oui, un voleur vous a endormi dans le train, et dévalisé. On vous a trouvé presque mort à l’arrivée à Paris.

– Alors, mon voyage dans le temps ?

– Quel voyage ?

– Je vois bien, hélas ! que c’était un simple rêve ! Mon pauvre Amour ! »

Le médecin me regardait avec un peu de commisération ; il a cru que je devenais fou. Je n’ai pas jugé nécessaire de lui expliquer ma désillusion.
 
 

_____

 
 

(René Saulnier, in Les Maîtres de la Plume, revue bi-mensuelle de littérature et d’art, première année, n° 10, 1er décembre 1923 ; illustrations d’André Guillaume)


LES 1001 MATINS DE MAURICE RENARD (16) : ELLE

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La nuit était singulièrement obscure, la contrée sauvage, l’heure déserte.

Mon moteur ronflait. Les phares poussaient devant eux du jour de conserve, sans vie et figé. Dans leur clarté crue, les ombres se découpaient comme à la surface de la lune.

Paysage de studio, un carrefour surgit au sortir d’un défilé.

Je stoppai. Le moteur mourut. Je descendis assez lourdement. Le silence opprimait les ténèbres. J’étais saupoudré d’humidité. On distinguait des vapeurs, telles de nonchalantes écharpes. Il y avait, à l’écart, des rocs, au bas d’une forêt montante.

Le poteau blanc, triple girouette grippée, ouvrait ses trois écriteaux que je lus tour à tour.

Le bon chemin : celui-là.

Mais un bruit lent, cadencé, pendulaire, régla le silence.

Insolite ?…

Quelque part, du côté des vapeurs.

Âpre, rauque, régulier. Quoi donc ?…

Un oiseau nocturne, parbleu ! La faulx qu’on aiguise fait cela. Grand-duc ? Chat-huant ? Baroque imitation. Une faulx qu’on aiguise, tout à fait. Quelqu’un ? Allons donc ! J’étais seul et loin, très loin, au cœur des solitudes…

Une espèce de mouche descendit entre mes épaules, en zigzags légers.

« Pas chaud ! » murmurai-je pour expliquer.

Le froid m’avait saisi en pleine ivresse, si le mot « ivresse » n’est pas trop fort pour caractériser l’excitation lucide qui suit un fin dîner somptueusement enrichi des vins les plus vieux.

Cette mouche, le froid ? Bien sûr… J’aurais pu baisser la capote. Bah ! Je savais que, le long du fleuve, la route, exposée au soleil toute la journée, serait plus clémente. Et puis, j’allais pouvoir filer bon train ; maintenant, le chemin m’était familier.

Je revins sur les phares, dans la silencieuse violence de leur lumière.

Le bruit cessa. J’entrai dans l’obscurité, pour reprendre ma place… Un froissement, je ne sais où, – un vol peut-être, – passa, furtif.

Ma voiture était alors cette torpédo si rapide…

La portière claqua. Un écho inattendu retentit. J’enfonçai du pied le démarreur, avec une hâte involontaire. La pétarade des quatre cylindres fit un vacarme sociable, auquel je souris dans le noir, comme aux aboiements d’un chien fidèle.
 

*

 

Les vitesses, une à une, coup sur coup, se succédèrent ; et la voiture allègre glissa, créant devant elle un spectacle éphémère.

Je transperçai des zones d’air, alternativement tièdes et fraîches. Puis la route épousa les contours du fleuve, prise entre la berge et de hautes pentes abruptes qui grimpaient, farouches. Désert renommé. Jadis, au temps des chevaux, on ne s’aventurait pas….

Tout à coup, je sentis, je devinai… Je m’étais d’abord demandé pourquoi rien ne sortirait, – rien d’hostile, – des herbes de la rive ou des buissons qui s’étageaient. La voie sinueuse décrivait des courbes masquant de l’inconnu… Mais, brusquement, j’avais pris conscience du mystère qui s’épaississait derrière moi. Et aussitôt je fus certain de n’être plus seul dans la voiture. Une présence s’affirmait à mon intuition.

La petite mouche redescendit en suivant mon échine, et la peur me sauta dessus, m’entra dedans, – la peur verdâtre, avec son dos de frissons, son ventre de coliques et ses jambes de sauve-qui-peut.

D’un regard instantané, par-dessus l’épaule, j’interrogeai l’arrière. Je ne vis que la nuit.

Allais-je sentir deux mains m’empoigner le cou ?

Que faire ? Fallait-il s’arrêter ? Devais-je, au contraire, simuler l’inconscience ?… Mes doigts se crispaient au volant. Je m’aperçus que j’avais donné tous les gaz, toute l’avance ; que l’accélérateur était à fond, et que je me précipitais vers l’avenir à tombeau ouvert.

Je rentrai la tête dans les épaules. Ah ! ce dos, ce dos aveugle, ce hideux envers de nous-mêmes, cette moitié morne, ce demi-cadavre que nous remorquons !… Qu’aurais-je vu, en me retournant ? La question se posait d’une manière fantastique. Car l’idée d’une créature humaine ne dominait pas mon esprit. Tout cela s’embrumait d’une incertitude, d’un flou que je ne saurais exprimer. Les brouillards du délire estompaient ce prodigieux quart d’heure. Il y avait quelqu’un derrière moi, mais, en vérité, sur quel plan du monde ? L’intrus était-il de nature à s’asseoir sur des coussins de cuir ? Ou portais-je en croupe un invisible Roi des Aulnes ? Quel être était sorti de l’ombre pour m’escorter ? Est-ce que j’avais la fièvre ? Étais-je ivre ? Souffrant ?
 

*

 

Il y avait quelqu’un derrière moi. Quelqu’un ou quelque chose d’inconcevable. J’en étais sûr. Et, courbé, raidi, suant une sueur de damné, je ne pensais qu’à fuir. Je n’avais plus qu’un but, qu’un espoir forcené : arriver le plus tôt possible, si toutefois le voyageur effrayant me le permettait…

La voiture bondissait, nous emportant, moi et l’autre, à une vitesse de folie. Des pierres lapidaient les garde-boue sonores, comme si la route se fut révoltée contre ma démence. Je prenais les virages sans ralentir, dérapant dans la poussière ou sur le gazon.

« Ooooh ! »

Un gémissement m’échappa, tant l’horreur m’apparut de ce qui allait se passer. J’étais perdu ! Au détour d’un coude rocheux, des blocs de pierre, énormes, barraient le passage. Un éboulement dressait en face de moi une muraille inopinée.

Instinctivement, je bloquai les freins. L’automobile sembla s’affaisser sur les jarrets. Elle se traversa, franchit quelques mètres de biais, dans un ripage où deux pneus éclatèrent, versa, rebondit, roula sur elle-même…

Je me retrouvai debout. La nuit m’enserrait. On ne voit plus rien… Une hébétude accablante pesait sur ma pensée. Je n’étais ni désolé de l’accident, ni joyeux d’avoir échappé à la mort. Ma mémoire ne me retraçait pas le danger que j’avais couru. Je ne me souvenais – mais obstinément – que d’une chose ; et c’était d’avoir entendu au-dessus de ma tête, parmi les fracas du désastre, une sorte de sifflement, comme celui d’une faulx qui coupe l’air.

Je pense qu’il n’y avait pas de faulx. Ce qui est certain, pourtant, c’est que la Camarde m’a manqué cette nuit-là.
 
 

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(Maurice Renard, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-septième année, n° 16755, dimanche 20 juin 1926 ; gravure illustrant l’article « Danse des morts » pour la sixième édition du Dictionnaire infernal de Collin de Plancy [Henri Plon, 1863])


À PROPOS DU « VISAGE DE FEU » ET DES « FILLES DE LA NUIT » DE JEAN-LOUIS BOUQUET

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Bandeau du « Visage de feu »

 
 

 

Couverture de Marie Čermínová, dite « Toyen »

 
 

 
 

UNE AUTOBIOGRAPHIE

 

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Outre l’envoi à Henri Parisot, notre exemplaire comprend, inséré entre deux pages de l’ouvrage, un feuillet dactylographié portant la mention manuscrite « Geneviève » en haut, à gauche. Nous avons d’abord pensé qu’il s’agissait d’une biographie de l’auteur rédigée par l’épouse de Parisot, mais, à en juger par le ton de la notice, il nous paraît plus vraisemblable que ce soit une courte autobiographie inédite, adressée par Jean-Louis Bouquet à Geneviève Parisot, en vue d’une éventuelle présentation pour le recueil à paraître.
 
 

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Jean-Louis BOUQUET est né à Paris, tout juste pour apercevoir les lueurs de l’Exposition de 1900, mais il n’a, bien entendu, gardé aucun souvenir de ses impressions de nourrisson. Il raconte (d’un certain ton et comme s’il ne tenait pas trop à être cru) que, dès sa naissance, certains signes semblèrent vouer son existence au « fantastique. » Pendant son enfance, extrêmement heureuse, il eut du goût pour les féeries, les contes merveilleux… et, ce merveilleux, son esprit le transposait avec aisance dans la vie quotidienne.

À la fin de son adolescence, une série de malheurs faucha en quelques mois son père, son frère, et enfin sa mère, dans des circonstances terribles, et son caractère en reçut une profonde atteinte. Il a toujours, ensuite, traîné dans la vie une certaine nostalgie sombre. La modeste fortune familiale ayant fondu, il avait dû interrompre des études commencées brillamment, et tentait de s’initier à une profession assez « technique » dans l’espoir de reprendre, plus tard, le fonds paternel. Il se sentit vite rebuté, il s’était épris du théâtre, puis fut brusquement ébloui par l’aurore du « cinéma-art, » à la fin de la première guerre mondiale. Ses ambitions navraient son tuteur, qui, lassé, lui laissa enfin la bride sur le cou. Avant même sa majorité, Jean-Louis Bouquet écrivait des scénarii sous les palmiers de Nice, aux côtés d’un intéressant novateur : Louis Nalpas.

Dès 1923-24, il faisait « tourner » deux sujets très remarqués : La Cité Foudroyée et le Diable dans la Ville, dans lesquels s’épanouissait cet amour du fantastique qui avait embelli son enfance. Mais le cinéma n’était pas mûr pour de telles formules. En dépit des éloges, Jean-Louis Bouquet ne parvint pas à placer d’autres scénarii du même ordre. On l’employait (et on l’a employé jusqu’à aujourd’hui) à « adapter » des œuvres littéraires ou théâtrales fort diverses, quelquefois insipides, mais sur lesquelles il peinait avec conscience, d’abord par nécessité de vivre, ensuite afin de se prouver qu’il était capable d’affronter tous les genres. En des moments d’humeur, il tenta des « évasions » : dans la publicité, dans la radio, et aussi dans le journalisme, notamment au Monde Illustré.

Mais il avait des occupations plus singulières. Des travaux de documentation à la Bibliothèque Nationale l’avaient ramené aux abords de cet immense domaine du Surnaturel qui l’avait toujours séduit. Il se livra à des études, il pénétra en observateur dans des « milieux » très fermés. Il a ainsi effleuré la kabbale, certaines sciences ésotériques, et la démonologie. Il rêvait de construire une œuvre littéraire sur ces bases étranges, de rapprocher certaines données de la psychologie moderne et les éléments pittoresques de la tradition.

Ce qui lui manquait pour se mettre au gros du travail, c’était le temps. La période de 1940-44, en lui créant des loisirs forcés, le fit entrer dans la période des réalisations. Il commença à entasser manuscrit sur manuscrit. Et voici qu’il livre enfin les premiers : plusieurs récits extraordinaires publiés sous le titre : Le Visage de Feu.
 
 

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DEUX LETTRES DE JEAN-LOUIS BOUQUET À ROLAND STRAGLIATI

 

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Les Filles de la Nuit (Verviers : André Gérard, « Bibliothèque Marabout – Fantastique, » n° 641, 1978) sont une réédition revue et corrigée du recueil Aux Portes des ténèbres, Paris, Denoël, collection « Présence du Futur » n° 11, 1956. Le sommaire est resté identique, et l’ouvrage est paru peu de temps après la mort de l’auteur. Les deux autres récits évoqués par Jean-Louis Bouquet, « Annie Grand Nez » et « Le Soleil Noir d’Ermenonville, » ont trouvé place dans le recueil Mondes Noirs, réuni par Francis Lacassin, Paris : Union Générale d’Éditions, collection « Les Maîtres de l’étrange et de la peur, » n° 7, 1980. Quant au troisième texte communiqué à Roland Stragliati, « Les Petits Papiers de S., » nous n’en avons trouvé aucune trace et, selon toute vraisemblance, il est resté inédit jusqu’à ce jour.
 

 

 

 

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